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Est-ce que ce dieu brillant, actif, anti-démoniaque, vaillant soldat du bon principe, ne méritait pas d’être représenté par le poète autrement que sous les traits d’un monstrueux souffleur aussi enragé qu’impuissant ? Et surtout, sans chicaner plus longtemps l’audacieux visionnaire sur ses fantaisies mythologiques, est-ce qu’il ne pouvait montrer par de plus grandes images la suprématie qu’il essaie de glorifier ? Ce colloque du tout-puissant avec les divinités indo-iraniennes a vraiment quelque chose de puéril.

Tel est en effet le sens de cette scène ; il s’agit de montrer le vrai Dieu à une distance infinie de toutes les divinités du vieil Orient, de même que dans le poème du Titan il s’agit de montrer le même dieu, le dieu unique, le seul très haut, le seul tout-puissant, à une distance infinie de l’Olympe hellénique. L’idée est excellente ; pourquoi le poète l’exprime-t-il sous une forme si bizarre ? En face des trois dieux indo-iraniens assis sur le zénith, qu’est-ce que cette lumière qui a les yeux d’une figure ? Et là-bas, à l’extrémité des mondes que le titan aperçoit de sa fenêtre, au-delà des espaces, au-delà des cieux, qu’est-ce que ce signalement de Polyphème auquel il reconnaît le tout-puissant :

Ô stupeur ! il finit par distinguer, au fond
De ce gouffre où le jour avec la nuit se fond,
À travers l’épaisseur d’une brume éternelle,
Dans on ne sait quelle ombre énorme, une prunelle !


Ainsi, une lumière avec les yeux d’une figure, une prunelle dans une ombre énorme, voilà le dieu souverain devant lequel disparaîtront les dieux de l’Orient et de la Grèce ! Le poète répondra sans doute qu’il s’agit des temps primitifs et que les pressentimens de l’unité divine dans les sociétés barbares ne sauraient être exprimés avec l’idéale sublimité des âges philosophiques. Rien de plus juste ; ce n’est pas dans ces premières pièces, c’est dans les dernières qu’il faut chercher la théodicée de l’auteur. Les trois poèmes qui terminent le second volume nous donnent le résumé de sa philosophie religieuse. L’un s’appelle le Temple, l’autre est adressé à l’Homme ; le troisième a pour titre le mot Abîme. Ce sont trois expressions d’une même doctrine. Dans le temple que sa pensée construit se dressera une statue immense, vêtue d’un voile insondable, qui figurera le dieu certain et ignoré. Le temple n’aura point de Coran, point d’arche, point de dogmes, point de prêtres, point de culte, rien de ce qui peut être contesté par la raison, et, n’ayant à craindre aucune attaque, il sera bien sûr de rester toujours debout après que tous les autres temples auront croulé. La statue voilée aura l’air de rêver au cosmos ; immobile et muette, elle agira pour-