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pris qu’il avait besoin d’une excuse. C’est justice de noter ce scrupule du poète et de lui en tenir grand compte.

L’auteur de la Légende des siècles a donc eu une vision. Rêve étrange ! apparition monstrueuse ! figurez-vous, si vous le pouvez, un mur gigantesque fait de chair vive et de granit brut. C’est un édifice et en même temps une multitude, c’est une muraille et une foule. Parfois le mur se déchire, et l’on aperçoit des salles immenses où siégent des vainqueurs soûls de crimes et d’encens ; mais cette déchirure n’est pas nécessaire pour laisser voir quelle place occupe dans la hideuse Babel la race d’Adam et d’Ève. À vrai dire, toute cette construction se compose d’êtres humains. Le jaspe et le porphyre y frissonnent, le marbre y a le glaive au poing, la poussière pleure, l’argile saigne. Si une pierre s’en détache, on reconnaît un homme ou une femme. De temps à autre, un éclair frappant une des parois fait luire subitement des millions de faces. D’abord le poète ne devinait tout cela que d’une manière vague, comme à travers le voile d’une vapeur flottante, puis, à force d’y attacher ses regards fixes, il a fini par tout voir, l’ensemble et le détail, la masse cyclopéenne et l’habitant de chaque cellule :

Chaos d’êtres montant du gouffre au firmament !
Tous les monstres, chacun dans son compartiment ;
Le siècle ingrat, le siècle affreux, le siècle immonde ;
Brume et réalité ! nuée et mappemonde !
Ce rêve était l’histoire ouverte à deux battans,
Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps ;
Tous les temples ayant tous les songes pour marches ;
Ici les paladins et là les patriarches…


Mais non, voilà ce qu’on ne peut laisser passer sans une protestation énergique, non, cent fois non, ce n’est pas l’histoire ouverte à deux battans, c’est le pêle-mêle des âges, c’est la promiscuité des idées et des œuvres, un vrai pandémonium qui fait injure à toute la race humaine. L’auteur nous dit bien que cette muraille livide, ce bloc d’ombre, montait dans l’infini vers une clarté lointaine, et que la vision noire s’évanouissait dans l’aube d’un ciel blanchissant, mais cette espérance ne fait qu’apparaître, légère et inconsistante comme le feu follet des marécages. C’est une rime sans doute qui l’avait amenée, une autre rime l’emporte, et on ne la revoit plus.

Tandis que le poète considère toujours cette Babel de corps humains, deux grands bruits se font entendre aux deux bouts de l’horizon. D’un côté c’est l’esprit de l’Orestie qui souffle, de l’autre l’esprit de l’Apocalypse. L’un crie : Fatalité ! l’autre crie : Dieu ! et tous deux passent comme des chars formidables. Dieu ou fatalité, ce mot suffit pour renverser à jamais la cité des humains. Tout