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Vit dans les profondeurs par les vents remuées
Un archange essuyer son épée aux nuées.


Cet archange vengeur qui essuie aux nuées son épée rouge de sang, c’est l’archange de Grégoire de Tours évoqué par le poète du XIXe siècle. Chez Grégoire, il menace ; chez le poète, la menace est accomplie. On voit la marche des temps. L’évêque du VIe siècle ne pouvait que prédire le châtiment des vieilles tyrannies barbares ; c’est à nous de montrer que le glaive suspendu s’est abaissé, exécutant la sentence de Dieu.

Voilà par quels traits se justifiait ce beau titre : la Légende des siècles. Le poète a-t-il oublié son inspiration première ? se borne-t-il à rassembler des scènes bizarres, monstrueuses, où il n’y a plus ni siècles ni légende ? se contente-t-il d’entasser des images sans nul souci de la pensée ? Et s’il y a une pensée, quelle est-elle ? M. Émile Montégut, parlant ici même, il y a dix-huit ans, de la première partie de la Légende des siècles, avertissait respectueusement l’illustre poète de l’erreur où il s’était engagé[1]. Quoi ! tant de forfaits, tant d’abominations ! Le tableau des âges n’a-t-il donc à nous offrir que des tyrans et des scélérats ? n’y a-t-il pas une bien autre légende de l’humanité, celle qui déroule à nos yeux de consolantes images, celle qui fait apparaître des figures si hautes, si pures, au milieu des époques les plus sombres ? Ce n’était là pourtant, de la part de notre confrère, qu’un prenez-y garde ! inspiré par une admiration profonde ; il avait pressenti un danger pour le poète, et il le signalait loyalement. Sous la réserve de cette idée, on pouvait se laisser aller à son plaisir d’artiste et parcourir cette galerie de peintures épiques en ne faisant plus attention qu’au génie du maître, à la fougue de la forme et aux furies de la couleur. À côté des Ratbert, des Sigismond, des Ladislas, des barons Madruce, il y avait Charlemagne, et Roland, et Olivier, et le jeune Aymeri, celui qui prit Narbonne, et le vieil Eviradnus, celui qui sauva la belle Mahaut, marquise de Lusace, de l’infâme guet-apens de l’empereur d’Allemagne et du roi de Pologne. Les ténèbres n’empêchaient pas d’apercevoir la lumière. En traversant les gouffres de l’enfer, comme chez Dante, on pouvait compter sur les visions du purgatoire et les éblouissemens du paradis.

Rien de pareil dans cette seconde partie de la Légende des siècles. L’espérance que faisait concevoir la première ne sait plus où se prendre. Je ne parle pas de la puissance et de l’art, je parle du fond des idées. C’est le chaos. Nul chemin tracé, nulle indication lumineuse, pas la moindre image d’une marche en avant ; efforts,

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1859.