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cette histoire tout imaginaire, combinait une géographie toute fantasque. C’est le droit de la légende, et l’on ne pouvait qu’applaudir aux fantaisies de M. Hugo chaque fois que cette légende, dans une sorte de transposition symbolique, rendait exactement la physionomie des époques diverses. Il arrivait même de temps à autre que le poète légendaire était plus vrai que l’historien, ou du moins que l’historien d’un âge barbare, inspirant de sombres tableaux à ce légendaire du XIXe siècle, se trouvait tout naturellement complété à distance par une pensée supérieure à la sienne. Lisez dans Grégoire de Tours la dernière page du livre V, celle où le vieil historien raconte que l’un de ses confrères, un saint évêque, se promenant un jour avec lui près de la demeure du roi Chilpéric, dont ils venaient de se retracer les crimes, eut tout à coup une vision effrayante : « Pendant que nous nous promenions près de la demeure du roi, il me dit : Ne vois-tu pas au-dessus de ce toit ce que j’y aperçois ? — J’y vois, lui dis-je, un second petit bâtiment que le roi a dernièrement fait élever au-dessus. — Et lui dit : N’y vois-tu pas autre chose ? — Je n’y vois, lui dis-je, rien autre chose. — Supposant qu’il parlait ainsi par manière de jeu, j’ajoutai : Si tu vois quelque chose de plus, dis-le-moi. — Et lui, poussant un profond soupir, me dit : Je vois le glaive de la colère divine tiré et suspendu sur cette maison. » L’influence exercée par les sanglans récits du chroniqueur sur l’imagination de M. Victor Hugo est manifeste dans plusieurs poèmes de la première Légende des siècles. Qu’est-ce que Ratbert, par exemple ? Le poète a beau le placer en Italie et en faire un empereur, je le reconnais bien, c’est un des Mérovingiens dont Grégoire de Tours a raconté les forfaits. Ceux-là faisaient tuer les femmes et les enfans de leurs frères assassinés ; celui-ci, Ratbert, d’un signe donné au bourreau, fait tomber la tête du marquis Fabrice, pendant que le vieillard sanglote sur le corps de sa petite-fille étranglée :

Et voici ce qu’on vit dans ce même instant-là :
La tête de Ratbert sur le pavé roula,
Hideuse, comme si le même coup d’épée,
Frappant deux fois, l’avait avec l’autre coupée.
L’horreur fut inouïe, et tous, se retournant,
Sur le grand fauteuil d’or du trône rayonnant
Aperçurent le corps de l’empereur sans tête…

Le glaive qui frappa ne fut point aperçu ;
D’où vint ce sombre coup, personne ne l’a su.
Seulement, ce soir-là, bêchant pour se distraire,
Héraclius le Chauve, abbé de Joug-Dieu, frère
D’Acceptus, archevêque et primat de Lyon,
Étant aux champs avec le diacre Pollion,