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ment craint-il pas de défaillir avant l’arrivée ? Ah ! si dans l’antique épopée nous suivons de mers en mers les destinées errantes d’Ulysse jusqu’à son île chérie, qui nous dira quand finiront les aventures de cet étrange voyageur et quand il verra de loin fumer les toits de son Ithaque ? » Ainsi, une guerre prodigieuse, un prodigieux voyage, et toujours, à voir les choses de haut, malgré les alternatives de succès ou de revers, de changemens heureux ou funestes, toujours l’ombre qui s’épaissit derrière nous, toujours la lumière qui se dégage plus pure et nous conduit au but divin, telle est la philosophie de l’histoire qui fut enseignée à notre siècle par une génération enthousiaste. Remontez un peu plus haut, vous trouverez sous le même rayon de foi et d’espérance les éloquentes paroles de Victor Cousin, les conceptions pénétrantes de Théodore Jouffroy, les poétiques rêveries de Ballanche. Chateaubriand, frappé de ces révélations, ne s’en est-il pas inspiré dans la préface de ses Études historiques, et Lamartine n’a-t-il pas résumé tout cela en d’admirables vers dans cette harmonie qu’il a intitulée les Révolutions :

Enfans de six mille ans qu’un peu de bruit étonne,
Ne vous troublez donc pas d’un mot nouveau qui tonne,
D’un empire éboulé, d’un siècle qui s’en va.
Que vous font les débris qui jonchent la carrière ?
Regardez en avant et non pas en arrière ;
Le courant roule à Jéhova !

On a besoin de se rappeler ces généreuses doctrines quand on lit les deux volumes que M. Victor Hugo vient d’ajouter à sa Légende des siècles. À travers bien des incohérences, la première partie de cette symphonie colossale renfermait quelques-unes des plus fortes inspirations de l’auteur. On pouvait admirer telle pièce et condamner telle autre, on pouvait être tour à tour ému, étonné, étourdi, emporté dans le tourbillon du poète, ou sentir dans tout son être la fatigue et l’ennui, l’ennui de ces procédés toujours les mêmes, la fatigue de ces coups violens assénés à tort et à travers. Il se trouvait pourtant que dans ces jeux de la force et du hasard, le hasard n’avait pas trop mal servi la force. La plupart des pièces de ce recueil étincelaient de beautés hardies ; quelques-unes étaient des chefs-d’œuvre. Quant à la pensée même de l’ouvrage, elle n’avait rien qui pût inquiéter un esprit droit. À côté de l’histoire des âges, il y a la légende, qui peut la dénaturer quelquefois, mais qui souvent aussi, à la condition d’être bien comprise, la complète et l’éclaire. Tout ce domaine du symbole est le domaine du poète. L’auteur de la Légende des siècles s’y mouvait à l’aise, il créait des figures, inventait des royaumes, improvisait des annales, et, pour