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II.

Avant l’abolition de l’esclavage, le sucre constituait comme aujourd’hui le principal produit des cultures coloniales. Il y a cinquante ans, la Martinique, que nous prenons pour exemple à cause de son importance, consacrait à la culture de la canne plus de 21,000 hectares, d’où elle tirait 30 millions de kilogrammes de sucre, valant environ 15 millions de francs. Ce produit brut laissait à la colonie une valeur nette de 7 millions à 8 millions. L’émancipation des noirs fut proclamée en 1848. Dix ans après, la Martinique avait en culture 18,000 hectares consacrés à la fabrication du sucre, produisant 25 millions 1/2 de kilogrammes, représentant une valeur brute de 13,250,000 francs, et nette de 6,620,000 fr. Enfin en 1870, la Martinique cultivait 18,800 hectares de terres plantés en cannes, et produisait 37,800,000 kilogrammes de sucre, valant 15,100,000 fr. brut, et net 9,300,000 fr. On voit que ces chiffres, empruntés à trois périodes régulièrement échelonnées pendant l’intervalle d’un demi-siècle, ont une grande analogie. Malgré les événemens, les évolutions politiques, les guerres et une révolution sociale, l’industrie coloniale est restée dans le même état.

Parlons maintenant de la population aux mêmes époques. Dans la première période, on comptait à la Martinique 38,000 hommes libres et 78,000 esclaves, en tout 116,000 individus. Dans la seconde période, comprenant dix années, la population sédentaire, sans compter les fonctionnaires, les troupes et les immigrans, s’était accrue considérablement et ne comprenait pas moins de 140,000 habitans. Enfin, en 1870, on en comptait 153,000. Que faut-il conclure de ce rapprochement, sinon que, l’industrie coloniale restant stationnaire pendant que la population augmente, les colonies d’Amérique sont destinées à une transformation? L’avenir y appartient à une nouvelle industrie, à de nouvelles cultures, à une population dont les aptitudes, les goûts, les mœurs, auront changé. On voit donc que nous nous sommes épuisés en efforts pour y maintenir un état de choses usé, une richesse qui s’écroule, un capital qui ne s’accroît pas et qui à peine se renouvelle. C’est un avertissement, c’est une leçon, et nous serions aveugles d’encourager nos compatriotes des colonies à persister dans une voie qui conduit probablement à des déceptions. Consultons les économistes : tous disent que la protection accordée aux sucres de nos colonies y a développé cette production outre mesure et déterminé à tort l’abandon des autres cultures. Ce privilège a transformé ces îles en usines où l’on fabriquait