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Thessalie ou en Crète, et armer des bandes de klephtes. De toute façon, le jour où la Turquie serait engagée dans une grande guerre, les Grecs, au lieu de demeurer simples spectateurs, comme ils l’ont fait durant la dernière campagne serbo-turque, ne sauraient probablement résister au besoin de descendre dans l’arène. La neutralité ne leur a pas assez réussi pour être toujours de leur goût.

Le gouvernement d’Athènes semble avoir espéré que l’Europe lui tiendrait compte de son attitude pacifique, et qu’à la fin des hostilités auxquelles le royaume était resté étranger il serait récompensé de n’avoir pas aggravé les complications orientales. Cette manière de voir n’était malheureusement pas exempte d’une certaine naïveté cruellement raillée par les orateurs populaires du Pnyx. Les Grecs seraient disposés à accuser l’Europe d’ingratitude envers eux; ils lui reprochent volontiers sa partialité pour les Slaves, son oubli des intérêts grecs et son dédain de l’hellénisme, que tant de souvenirs lui devaient rendre cher. La diplomatie n’a été ni si aveugle ni si coupable; elle avait seulement trop de besogne avec les Serbes et les Bulgares, avec les Monténégrins et les Bosniaques, avec ceux qui ont combattu et ceux qui ont souffert, pour s’occuper des Grecs, qui ont eu la sagesse de se croiser les bras. « Notre affaire, disait dans son vif langage le général Ignatief, est d’éteindre le feu là où le feu a éclaté : aucun incendie n’a été jusqu’ici signalé dans les provinces grecques... » Il est à craindre que les Hellènes ne se le tiennent pour dit, et qu’à la première occasion ils ne s’arrangent pour avoir, eux aussi, leurs incendies ou leurs massacres. Ils ont pour cela la Thessalie, où le gouvernement turc a, comme en Bulgarie, tenté de coloniser des Circassiens; ils ont surtout l’île de Crète, où la Porte a fort mal tenu les engagemens pris à la suite de la grande insurrection. En attendant, la chambre d’Athènes a voté pour l’armée un emprunt de 10 millions de drachmes, les ministères se succèdent au pied de l’Acropole, et les partis bataillent sur la question militaire. La Grèce, elle aussi, veut se tenir prête pour les événemens, bien qu’en dépit des 100,000 hommes dont ils prétendent disposer, les compatriotes de Canaris et de Botzaris soient en un demi-siècle de paix devenus un des peuples les plus pacifiques de l’Europe. Au milieu de ses hésitations ou de ses regrets, la Grèce a la bonne fortune de pouvoir se mêler encore à temps aux événemens si les événemens se compliquent, et de n’en avoir rien souffert si les affaires s’arrangent, en sorte que, si sa grandeur politique n’a rien gagné aux récentes complications, sa prospérité naissante n’y aura rien perdu.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.