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SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. ^85

M’"* de Lorcy l’accusait à son tour d’être un naïf. Elle avait récrit à Vienne dans l’espérance d’obtenir de nouveaux renseignemens ; on n’avait rien pu lui apprendre qui la satisfit. Elle ne perdait pas courage ; elle savait que dans les affaires importantes de la vie, M. Moriaz se passait difficilement de son approbation ; elle se promettait de bien choisir son moment pour lui livrer un assaut décisif. En attendant, elle se donnait le plaisir de l’inquiéter par son silence, de le chagriner par sa longue bouderie. Un jour M. Moriaz dit à sa fille :

— M’"^ de Lorcy nous tient rigueur ; cela m’afïlige. Je crains que tu n’aies laissé échapper quelque mot qui l’a froissée ; je te serais fort obligé d’aller la voir et de tâcher de l’amadouer.

— Vous me donnez là une commission peu agréable, lui répondit-elle ; mais je n’ai rien à vous refuser, j’irai demain à Maisons. Au moment où avait lieu cet entretien, M"" de Lorcy, qui passait sa journée à Paris, venait d’entrer à l’École des Beaux-Arts. L’exposition de l’œuvre d’un peintre célèbre, mort depuis peu, y avait attiré beaucoup de monde. M’" de Lorcy allait et venait, quand elle distingua dans la foule une petite femme de soixante-cinq ans sonnés, au nez camus, dont les petits yeux gris pétillaient de malice et d’impertinence. Portant beau, le menton en l’air, son lorgnon à la main, elle examinait tous les tableaux d’un regard fureteur et dédaigneux.

— Eh ! vraiment oui, c’est bien la princesse Gulof, se dit M’"« de Lorcy en se détournant pour n’être pas aperçue. C’était à Ostende, pendant la saison des bains, que trois ans auparavant elle avait fait la connaissance de la princesse ; elle se souciait peu de la refaire. Cette Russe hautaine, capricieuse, avec laquelle un hasard de table d’hôte l’avait fait entrer en liaison, n’avait pas pris place parmi ses meilleurs souvenirs.

La princesse Gulof était la femme d’un gouverneur-général, qu’elle avait épousé en secondes noces après un long veuvage. Il ne la voyait pas souvent ; deux ou trois fois l’an, c’était tout. En revanche, d’un bout de l’Europe à l’autre, ils entretenaient un commerce de lettres fort régulier ; le prince ne faisait rien sans prendre les avis de sa femme, qui lui en donnait d’excellens. Dans les premières années de leur mariage, il avait commis la faute d’être sérieusement amoureux d’elle ; il y a des laideurs épicées et endiablées qui inspirent de folles passions, La princesse avait trouvé ce procédé du plus mauvais goût ; elle n’avait eu ni repos ni relâche qu’elle n’eût donné de sa main une maîtresse à Dimitri Pavlovitch, qui avait fini par entendre raison. De ce jour, un accord parfait avait régné entre les deux époux, que séparait l’Europe et que réunissait la boîte aux lettres. Pendant longtemps, elle avait eu des passions