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M. Moriaz se connaissait bien quand il confessait qu’il était sensible à l’opinion ; c’était effectivement sa faiblesse, dont nous ne saurions lui faire un crime. Il n’est pas facile au sage de régler sa conduite à l’égard de l’opinion publique, c’est une puissance qu’il est dangereux de mépriser ; il n’est pas moins dangereux de se mettre dans sa dépendance, qui est une tyrannie : elle se trompe souvent ; mais il y a presque toujours un peu de raison dans ses déraisons, un fond de justice dans ses injustices. Le sage doit savoir s’enfermer dans sa cellule et défendre contre le monde la fière solitude de sa conscience ; le mal est que la solitude prolongée finit quelquefois par fausser l’esprit et que le régime cellulaire produit souvent des fous ; si grand que soit un homme, c’est si peu de chose qu’un homme tout seul ! M. Moriaz craignait d’autant plus l’opinion qu’il lui prêtait un visage ; il la voyait sous les traits d’une femme de cinquante ans, laquelle avait de beaux restes, une voix un peu sèche et de noirs sourcils qui se fronçaient facilement ; c’étaient les sourcils de M™^ de Lorcy. Il avait contracté l’habitude de ne rien faire sans se dire : — Qu’en pensera M""’ de Lorcy, ce grand juge en matière de convenances ? — Il ne niait pas que ce grand juge n’eût des préjugés ; mais dans tout ce qui ne concernait pas la chimie, il respectait ses décisions, il redoutait son blâme : quand les sourcils noirs se fronçaient, sa conscience était inquiète. Les hommes qui travaillent beaucoup aiment à posséder leur âme en paix, et lorsqu’ils ont au pied une épine, il leur tarde de l’ôter ou de n’y plus penser. M. Moriaz cherchait à se persuader que, tout bien pesé, le comte Larinski était un gendre très convenable, très avouable, qu’il pouvait se rassurer sur l’avenir de sa fille et s’occuper tranquillement de donner un peu plus de jour à son laboratoire ; c’est une si belle invention qu’une chapelle transparente ! Quoique les enthousiasmes délirans de M"* Moiseney lui portassent sur les nerfs, il était disposé à trouver que la Pologne avait du bon, il prenait tout doucement son écharde en amitié ; mais aussi longtemps que M’"^ de Lorcy boudait, il ne pouvait se rassurer tout à fait, et M’"^ de Lorcy s’i ^ stinait à bouder. Il lui avait écrit de nouveau, il était allé deux lois la voir sans la trouver ; elle ne lui avait pas répondu, elle ne lui avait pas rendu ses visites. Les femmes ne restent pas volontiers sous le coup d’une défaite. M""* de Lorcy était furieuse d’avoir été jouée par le comte Larinski ; rétractant toutes les concessions qu’elle lui avait faites, sa rancune avait décidé que l’homme aux pâmoisons ne pouvait être qu’un aventurier. Elle avait à ce sujet des disputes avec M. Langis, qui persistait à soutenir que M. Larinski était un grand comédien, mais qu’à la rigueur ce pouvait être un vrai comte ; dans ses voyages, il en avait connu qui trichaient au jeu et empochaient des affronts. Par un renversement des rôles.