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créole à la tête de quelques amis et de ses serviteurs a soulevé dans un coin de l’île l’étendard d’une nouvelle république, et par un fait inouï, à travers des alternatives de succès et de revers, l’insurrection dure encore. En vain les Espagnols ne veulent-ils voir dans leurs adversaires qu’un ramassis de nègres fugitifs et d’aventuriers sortis de toutes les nations ; en vain chaque courrier de la Havane apporte-t-il le détail de nouveaux succès et prédit-il pour la quinzaine suivante l’anéantissement des bandes rebelles ; en vain le gouvernement de Madrid expédie-t-il coup sur coup ses plus beaux régimens et ses meilleurs généraux, Jovellar après Valmaseda, Martinez Campos après Jovellar : l’argent, les hommes, les réputations mêmes sombrent tour à tour dans cet abîme sans fond. Aussi dans le peuple, malgré l’assurance des journaux toujours bravaches et vantards, on commence à ne plus parler de Cuba qu’avec une sorte de terreur superstitieuse. Tant de beaux jeunes gens sont partis là-bas qui ne sont point revenus ! D’autres, plus heureux, ont pu revoir la mère-patrie, mais ils ont dit ce qu’ils avaient souffert : la guerre sauvage, sans quartier, l’ennemi insaisissable dans ses montagnes et ses maquis, les longues marches à travers les marais empestés, les pluies, la misère, la faim, le vomito plus meurtrier encore que les rifles ou le machete des rebelles, la fièvre dévorante, les mois entiers vécus à l’hôpital. Durant mon séjour forcé à La Guardia, le jeune sous-lieutenant commis à la garde du poste avait sans façon lié connaissance avec moi ; de fil en aiguille, il m’apprit qu’il avait un frère déserteur de l’armée, devenu capitaine dans les rangs carlistes ; pendant cinq jours, à Bilbao, ils s’étaient trouvés l’un en face de l’autre aux avancées, tandis que leurs soldats tiraillaient sans relâche ; à la dispersion des troupes rebelles, le carliste avait passé en France, et pour l’instant il était interné dans le département de l’Aveyron, à Millau, où il se trouvait fort bien. « Mais, demandai-je, ne songe-t-il pas à obtenir l’indulto ? — Lui, nullement, me répondit l’officier ; comme déserteur il serait forcé d’aller servir quatre ou cinq ans à Cuba ; ce n’est pas une chose à faire : mieux lui vaut demeurer Français. » D’ailleurs le gouvernement n’ignore pas les sentimens de la nation et de l’armée à cet égard. Aussitôt la guerre du nord terminée, il s’était décidé à envoyer dans la grande Antille un renfort de 25,000 hommes, qu’on espérait, comme toujours, devoir être le dernier. Les exiger au nom de la loi, surtout en ce moment, pouvant paraître un peu sévère, on préféra s’adresser aux bonnes volontés : peut-être, parmi les anciens soldats que la conclusion des hostilités allait rendre à la vie civile, bon nombre consentiraient-ils à signer un engagement nouveau.

Dans toutes les villes, à Tudela, à Tafalla, à Pampelune, à