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tempérament méridional il est alors calme, grave, presque réfléchi ; mais une fois parti, rien ne l’arrêtera plus. Sa gaîté, très réelle, est aussi moins bruyante, moins tumultueuse que la nôtre : un air de jota, quelques tours de danse et le voilà content. Pour divers motifs, dont le principal sans doute est une raison d’économie, la plupart des musiques militaires en Espagne valent peu de chose ou rien ; en revanche il n’est pas de compagnie qui ne compte pour le moins cinq ou six guitaristes. Dans les expéditions, dans les marches, posé en travers sur leur dos, au-dessus du petit sac de toile bourré des mille bibelots du soldat en campagne, leur instrument les suit partout ; certes la charge était déjà bien lourde : les vivres, parfois pour plusieurs jours, le fusil, les cartouches, la couverture ; mais une guitare en somme, cela pèse si peu, et ses flancs sonores tiennent en réserve tant de joie et d’oubli ! Aussi, en cas de pluie, c’est à elle qu’on songe avant tout et nul n’hésite à se sacrifier pour la mieux garantir. Puis pendant les haltes, aux veillées, on la découvre religieusement, un grand cercle se forme, le musicien pour préluder essaie quelques notes graves. Et maintenant si quelques fillettes du voisinage, attirées par ce ronflement bien connu, se présentent dans l’assemblée, la fête sera complète, et les danseurs ne leur manqueront pas. Du reste tout se passe le plus correctement du monde, sans brutalités, sans tapage : une gourde de cuir, remplie d’eau, passant de bouche en bouche, sert à désaltérer l’assistance. La musique et la danse ! Sur ces deux points-là, carlistes ou libéraux, tout le monde se rencontrait. On n’a pas oublié l’aventureuse expédition de Martinez Campos, s’engageant en plein hiver au cœur du Baztan, au milieu même des ennemis qui n’avaient plus qu’à se rabattre sur lui, pour le tenir enfermé comme dans une ratière ; la colonne libérale fit route plusieurs jours par un temps affreux, sans chaussures, presque sans vivres, à travers des sentiers de chèvres, obstrués de neige, où les hommes souvent étaient forcés de passer un par un ; or à peine entrés dans Elisondo, avant même de songer à dormir ou de chercher du pain, les soldats couraient après les filles de la ville et séance tenante se mettaient à danser. De même dans l’autre camp : après la dernière affaire de Peña Plata, la lutte finie, obligés d’abandonner leurs armes en passant la frontière de France, les carlistes n’eurent garde d’abandonner leurs guitares et les emportèrent avec eux à Poitiers, à tours, au Mans, dans les villes de l’intérieur où ils devaient être internés.

On s’étonnera peut-être qu’avec de tels élémens l’armée espagnole n’ait pas obtenu dès le début du soulèvement carliste des succès décisifs et que la lutte contre les bandes à peine organisées d’un Saballs ou d’un Santa-Cruz ait pu durer assez longtemps pour leur