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lui, tout en allumant, sans paraître me regarder, s’informait de moi à voix basse ; puis je le voyais cligner de l’œil et hocher la tête d’un petit air satisfait. A certain moment, mes guides, qui avaient l’habitude des lieux, pour éviter les détours interminables du chemin royal, tracé au flanc de la montagne, me proposèrent de couper au plus court par un sentier à eux familier. J’acceptai assez volontiers, et soufflant, suant, grimpant des pieds et des mains, nous parvînmes enfin au sommet. Si grandiose était le panorama qui se déroula sous mes yeux que j’oubliai un instant dans quelles conditions j’étais appelé à le contempler. A perte de vue s’étendait l’horizon tout drapé d’une buée légère que les rayons du soleil levant n’avaient pas encore complètement dissipée. Les deux Riojas, l’alavaise et la castillane, étaient devant moi avec leurs villages sans nombre, couleur de brique, tranchant sur le fond vert des vignobles et des champs de maïs. A cette distance, les hauteurs semblaient se fondre et n’apparaissaient plus que comme d’imperceptibles renflemens de terrain ; dans la campagne lumineuse, l’Èbre promenait son cours sinueux ; les arbres poussaient plus pressés sur ses rives, et de loin en loin, au travers du feuillage, on voyait ses eaux scintiller au soleil comme les écailles mobiles d’une couleuvre d’argent. Derrière nous enfin, au-dessus de nos têtes, bâti sur le roc à pic dont il continue les anfractuosités et dominant toute la contrée, s’élevait le château de San-Léon, invisible et presque imprenable de ce côté-là. Bientôt nous rejoignîmes la grande route ; mes gardes firent halte près d’un parc à bestiaux ruiné par la guerre et me remirent, contre un reçu, à deux autres de leurs camarades qui s’étaient assis en nous attendant et avec lesquels je devais achever l’étape.

Braves gardes civils ! sincèrement j’aurais tort de conserver trop longtemps rancune à don Antonino, puisque c’est à lui que je dois de les avoir connus. Institués sous Isabelle II par le duc de Ahumada, à l’imitation de la gendarmerie française, ils sont peut-être, avec les douaniers ou carabineros, le corps le plus méritant et le plus respecté de l’armée espagnole. Eux aussi, ils vont deux par deux d’ordinaire ; c’est ce qu’on appelle un couple, una pareja, leur uniforme est en tout semblable à celui que nous connaissons : redingote et pantalon de drap bleu, larges buffleteries jaunes, sans oublier le traditionnel tricorne posé droit sur le front ; seulement cette coiffure, par économie, au lieu de galons d’argent, n’est bordée que de coton. Durant les quatre jours que s’est prolongée ma captivité, j’ai pu les voir de près, étudier leur esprit, leurs mœurs, leur caractère ; comme de raison, ils se montraient d’abord assez froids et se croyaient forcés de me tenir à distance, mais ils ne tardaient point à s’humaniser, et me parlaient alors à cœur ouvert. Le métier de gendarme n’est guère aisé en Espagne, les têtes sont chaudes dans