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Sœur Doctrouvé n’ayant pas paru à la chapelle pour le second office du matin, on monta dans sa cellule. Elle était couchée par terre, inanimée, raide, en proie à une attaque de catalepsie, les yeux fixes et pleins de larmes, les poings crispés, la gorge râlant sous des hoquets convulsifs. Il y eut au bout de deux heures une détente ; mais les nerfs, surmenés et affaiblis par les exigences monastiques, avaient été tellement secoués par cet effrayant accès, que la détente se fit par une rupture. Tous les ressorts de la vie semblèrent soudain se casser, et sœur Doctrouvé tomba en revenant à elle dans une profonde prostration.

Elle ne mourut pas tout de suite cependant ; mais elle était prise d’une immense lassitude qui ne pouvait se reposer que dans le dernier sommeil. Elle ne songeait plus à rien ; elle éprouvait pour tout une morne indifférence. Elle traîna ainsi quelque temps, dans une sorte d’anéantissement insensible. Sa dévotion lui revint, mais sans élan, sans fièvre, moins vivante pour ainsi dire que végétative. C’était plutôt le retour inconscient d’une habitude que le besoin d’une consolation spirituelle. Elle ne songea même pas à demander pardon à Dieu de sa rébellion. Elle s’affaissait simplement dans des pratiques auxquelles elle n’attachait plus aucun sens, mais qui lui emplissaient l’âme d’un murmure incessant de prières marmottées, et qui engourdissaient ses derniers souvenirs comme un chantonnement de vieille nourrice. Elle en était tombée à cette religion que conseille Pascal quand il dit : Abêtissez-vous.

Au moment de la mort seulement, à ce passage rapide où l’on récapitule d’un coup d’œil toute sa vie dans une minute, elle parut se ressaisir à des pensées terrestres. Au milieu de ses oraisons et des divagations de l’agonie, elle laissa échapper ces lambeaux de phrases où vibraient encore les cris de ses douloureuses déceptions :

— Avoir tant fait ! .. Pour rien ! .. La fille d’un Juif ! .. Il n’y a plus de gentilshommes.

Elle eut, en accentuant ce dernier mot, une moue pleine de superbe et de dégoût. Puis elle passa sa main sur ses yeux, comme pour y essuyer une larme ou en chasser une image odieuse, et elle retrouva un reste de son ancienne énergie pour prononcer cette parole suprême :

— Les sacrifices inutiles sont peut-être les plus beaux.


JEAN RICHEPIN.