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d’une grande fortune. Ainsi resplendirait encore, redoré par une belle alliance, et sans avoir altéré sa pureté antique, le blason des Villers-Doisnay d’Aubentel. Et sœur Doctrouvé ne pouvait s’empêcher de trouver juste que son dévoûment eût pour récompense d’avoir servi à quelque chose.

Elle fut réveillée de ce rêve par un coup de foudre. Un jour, elle reçut de son frère une lettre sèche, sans aucune explication, contenant seulement l’annonce de ce fait épouvantable pour sœur Doctrouvé : le marquis allait épouser la fille deux fois millionnaire d’un banquier juif.

La désillusion fut si terrible que sœur Doctrouvé faillit en perdre la foi. Elle ne pouvait admettre que la justice divine eût permis une telle monstruosité. C’était donc pour cela que la pauvre fille avait renoncé à sa vie de femme, aux espérances les plus naturelles, et s’était bannie du monde, et avait tant souffert ! Car elle avait souffert, elle se l’avouait maintenant. Non, elle n’était pas entrée dans ce couvent de son plein gré, elle n’avait point eu la vocation religieuse ; elle s’était ployée violemment à cette existence, elle ne s’y était faite qu’à force de volonté et d’héroïsme. Elle avait connu, sous les plaisirs contraints du devoir, toutes les amertumes de l’abnégation. Elle avait vaincu, écrasé, étranglé ses plus secrets et peut-être ses plus délicieux désirs. Ce qu’il lui aurait fallu, ce à quoi elle avait droit, c’étaient les joies de la famille, ce bonheur que Dieu permet aussi, et qu’elle avait tant regretté sans le connaître, et qu’elle ne connaîtrait point, et, qu’elle regrettait à cette heure plus que jamais de toutes les forces de son âme. Oui, elle avait foulé tout cela aux pieds, elle s’était meurtri l’esprit et le corps, elle s’était lentement suicidée, et pour payer tant de douleurs, son frère n’avait trouvé qu’une infamie. La fille d’un Juif ! Il épousait la fille d’un Juif, lui, le marquis de Villers-Doisnay d’Aubentel, le frère de cette Marguerite qui avait refusé si hautement un bourgeois chrétien et honnête homme ! Il allait salir son sang et son nom dans cette union, lui le fils de cette marquise qui avait sacrifié à la noblesse sa vie et jusqu’à sa fille ! Car elle, Marguerite, c’est sur cet autel, pour glorifier l’honneur de la maison, qu’elle avait été immolée, immolée depuis son enfance, immolée sous toutes les formes, immolée dans sa jeunesse, dans sa beauté, dans sa santé, dans sa pensée même, immolée entièrement comme une victime dont toutes les parties sont offertes. À cette idée, toutes les rancœurs de Marguerite sanglotèrent, toutes ses souffrances saignèrent dans le cœur de sœur Doctrouvé. Elle se révolta. Elle eut presqu’un cri de haine contre Dieu.

Ce ne fut qu’un éclair ; mais la brûlure avait été si cruelle que tout l’être en fut consumé.