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carmélite pliée aux pratiques sans nombre qui occupent tous les instans et absorbent toutes les pensées. Sa belle santé se fondit dans l’air claustral, dans la fatigue des oraisons interminables, des génuflexions répétées, des prosternemens sur les dalles glacées de la chapelle. Son sang riche, qui charriait tous les besoins de la jeunesse, s’appauvrit et se dessécha sous l’influence des nourritures débilitantes, des veilles, des macérations. Les fraîches couleurs se fanèrent sur les joues amaigries qui s’étiolaient dans le sombre crépuscule de la coiffe. L’état de son teint s’éteignit insensiblement pour faire place à des tons pâles de cire-vierge et à une transparence d’hostie.

Son esprit changea comme son corps. A mesure qu’elle s’affinait physiquement, ses idées se détachaient de la réalité pour se tourner vers la contemplation d’un monde mystique. Elle en vint à se reprocher comme des accès de vanité misérable les plaisirs purs que lui donnait auparavant le témoignage de sa conscience. Il lui semblait qu’en cherchant ces satisfactions trop égoïstes elle s’était en quelque sorte oubliée dans la blâmable adoration de soi-même. Elle connut alors les élans religieux, l’abandon complet de l’être dans l’essence divine. Son sacrifice n’eut plus à ses yeux de beauté propre, mais simplement le mérite d’une offrande à Dieu.

Une seule pensée étrangère subsistait en elle : un reste d’orgueil noble qui palpitait encore dans la joie qu’elle avait à se dire que son action était utile au nom des Villers-Doisnay d’Aubentel. Les nouvelles qu’elle recevait de son frère ravivaient de temps en temps cette dernière flamme humaine. Aidé par son titre et mis en lumière par le train qu’il pouvait mener en mangeant à même son patrimoine, le marquis avait rapidement franchi les grades subalternes. En six ans, il était devenu capitaine, et faisait maintenant partie de l’état-major d’un maréchal. A la suite d’une petite expédition en Afrique, on l’avait décoré. Il allait être envoyé en mission comme attaché militaire d’une ambassade importante. Sœur Doctrouvé se plaisait à savoir ces choses mondaines. Elle songeait alors à sa mère. N’osant chercher en elle-même sa joie, elle la cherchait au moins dans le souvenir de la marquise, qui devait être heureuse de voir s’accomplir ses vœux les plus chers. Elle tirait de cette idée un sentiment de bien-être moral et tout terrestre qui faisait diversion à ces ravissemens mystiques. Elle se rattachait par là aux choses extérieures. Elle suspendait ses méditations religieuses pour imaginer toutes les prospérités qu’elle souhaitait à son frère, et qu’elle voyait découler de son sacrifice comme d’une source. Jeune, intelligent, remarqué, heureux, pouvant mener la large existence qui convenait à son rang, le marquis ne devait pas tarder à rencontrer une femme digne de lui, héritière d’un sang noble et