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Mais sœur Doctrouvé ne pouvait plus se douter de ces injustices humaines. Elle était maintenant tout au bonheur d’avoir tenu sa promesse et d’avoir accompli un devoir sacré. Ce sentiment élevé, plein d’une douceur grave, lui tenait lieu de la vocation qu’elle n’avait réellement pas. Certes elle aimait la religion, mais non de cet amour passionné qui fleurit à l’ombre des cloîtres. Elle avait une santé trop charnellement robuste, un esprit trop bien équilibré pour connaître ces exaltations de la foi qui vont jusqu’à l’extase, ces fièvres de dévotion qui consument le cœur à la flamme d’un rêve délirant, et qui font qu’on s’abîme dans une communion délicieuse avec l’infini au fond duquel on se jette à âme perdue ; mais, en revanche, elle trouvait une sérénité profonde dans la conscience de son sacrifice. Elle y puisa la force de se soumettre aux dures exigences de sa vie nouvelle, aux prières incessantes, aux jeûnes, aux sommeils interrompus par les offices, à l’adoration perpétuelle qu’impose la règle des carmélites. Sans ce secours, elle aurait peut-être succombé à cette violente transition qui jetait brusquement sa chair en proie aux cruautés de l’ascétisme. Il lui venait souvent des regrets, non de sa conduite, mais du bonheur inconnu auquel elle avait renoncé, et qui lui apparaissait plus digne d’envie par cela même qu’elle le voyait à travers les mirages d’une imagination ignorante. Elle songeait aux vagues désirs qu’elle avait éprouvés ; elle en étudiait le souvenir, elle les précisait, malgré son innocence ; elle comprenait aujourd’hui ce que signifiaient naguère ces mystérieux appels de la nature. Si elle avait pu y répondre, pourtant ! elle aurait été femme, épouse aimée, mère ! Elle ne mêlait à ces rêves aucune idée impure. Il en surgissait seulement pour elle l’image charmante d’une vie toute différente de la sienne, d’une vie intime, familiale, d’une tendresse expansive et partagée pour laquelle elle se sentait faite. Si elle avait eu la vocation religieuse, de telles pensées auraient dû lui sembler coupables. Or, au lieu de les chasser, elle les caressait complaisamment ; mais aussi son honnête orgueil, sa conscience même, y trouvaient une pâture. A embellir les choses dont elle s’était privée, elle jouissait davantage de son dévoûment. Moins elle se reconnaissait d’aptitudes pour la vie monastique, plus elle était fière de s’y forcer. Elle s’enfonçait ses regrets dans le cœur et les retournait dans la blessure comme des épines, et goûtait ainsi quelque chose des voluptés étranges que doit procurer aux martyrs un redoublement de tortures.

A la longue cependant, cette joie elle-même perdit sa vivacité. L’habitude émoussa la pointe de ces singuliers aiguillons. La monotonie endormeuse du couvent fit taire un à un les derniers échos de la vie extérieure qui chantaient encore dans le cœur de la jeune fille. Marguerite devint de plus en plus sœur Doctrouvé, une