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curiosité naïve et honnête, de qui le chanoine avait parlé. La marquise fut aussi franche que sa fille et ne lui cacha rien. Il s’agissait en effet d’un mariage pour lequel on avait chargé le chanoine de faire les premières avances. Le jeune homme qui voulait épouser Marguerite sans dot était un M. Chamerot, qui à trente ans passait déjà pour l’un des plus riches fabricans d’horlogerie de Besançon.

— Tu comprends, dit la marquise, que je n’ai pas voulu en entendre davantage. Tu ne peux pas être Mme Chamerot. Et puisque nous sommes sur ce chapitre du mariage, il faut que je te dise tout ce que j’en pense et tout ce que tu dois en penser. D’après les lois qui nous régissent par la volonté des bourgeois, tu as le droit de partager avec ton frère le pauvre patrimoine qui reste de notre ancienne fortune. Ce n’est pas assez, ma chère Marguerite, pour que tu puisses jamais trouver un parti convenable. Autrefois le roi t’aurait dotée et t’aurait donnée à quelque gentilhomme de sa cour. Aujourd’hui les gentilshommes sont rares, et ceux qui ont gardé leur honneur intact ne possèdent guère autre chose. Épouser l’un d’eux, ce serait te vouer à une misère dont notre nom n’a déjà que trop souffert. Il te reste alors à choisir entre des nobles riches, mais tarés, compromis dans de honteuses concessions, ou des manans parvenus comme ce Chamerot, qui a dû dorer sa crasse, Dieu sait comme, et qui croit que ta beauté est à vendre.

— Ma mère, répondit la jeune fille, vous avez eu raison de refuser pour moi. Je n’aurais jamais accepté un pareil marché.

— Ma chère enfant, reprit la marquise, je connais la hauteur de tes sentimens. C’est bien pourquoi je me suis révoltée contre cette offre. C’est pourquoi aussi je vais avoir le courage de te proposer un grand sacrifice. Le marquis ne peut avec ses appointemens faire la figure qu’il doit. La pension même que je lui sers ne peut plus lui suffire. Pour ne pas croupir dans l’obscurité, il a besoin de briller, de s’entourer d’un certain luxe. Il est nécessaire que nous entamions notre capital. C’est ta part d’héritage diminuée. Ne crois-tu pas qu’il serait digne de nous de reconnaître au marquis ce droit d’aînesse aboli par des gens qui n’ont pas à conserver le lustre d’un grand nom ? Consulte ta conscience de fille noble. Je n’ose m’expliquer plus clairement et te demander d’une manière en quel que façon brutale un dévoûment qui te condamnera pour toujours à la solitude ; mais j’espère que tu me comprends, n’est-ce pas ?

Deux grosses larmes vinrent aux yeux de Marguerite, et cette fois elle savait pourquoi elle avait envie de pleurer. A l’idée de mariage, un voile s’était déchiré dans son esprit ; confusément elle avait senti que sa mélancolie inexplicable prenait source dans des besoins de cœur et des exigences de nature qu’elle entrevoyait maintenant. Tout en écoutant la marquise, elle avait éprouvé une