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tendresses prévenantes et dévouées la faiblesse de son frère. Il s’était établi entre la mère et la fille, à mesure que celle-ci avait pris de la raison, une sorte de pacte tacite pour se sacrifier sans réserve à ce rejeton si frêle en qui pouvait encore fleurir l’arbre de noblesse des Villers-Doisnay d’Aubentel.

Le sacrifice ne fut pas inutile. A force de précautions, on fit vivre le jeune Pierre, et à force de privations on put lui donner l’éducation qu’il fallait pour le pousser vers la carrière militaire, la seule, au dire de la marquise, qui convînt à l’héritier pauvre d’un grand nom. Après avoir fait ses études chez les pères de la rue des Postes, il avait été reçu à l’École de Saint-Cyr, et il venait d’en sortir avec l’épaulette de sous-lieutenant.

Pour subvenir aux frais de cette coûteuse éducation, la marquise avait vécu pendant dix ans comme une avare, et Marguerite avait partagé sans se plaindre cette dure existence. Seules avec une vieille servante dans leur triste hôtel, elles se passaient de tout superflu et presque du nécessaire. Elles se nourrissaient comme un ménage de petits bourgeois, portaient des robes communes qu’elles faisaient durer aussi longtemps que possible, et n’accordaient à la dépense extérieure que la part stricte qu’elles lui devaient pour tenir leur rang. C’est ainsi qu’on les voyait convenablement mises pour aller aux offices et pour rendre les rares visites auxquelles elles étaient obligées. C’est ainsi encore qu’elles avaient conservé la coutume de distribuer à Noël et à Pâques des aumônes relativement considérables aux pauvres de leur paroisse. Mais elles n’allaient jamais dans le monde, bien que la meilleure société aristocratique fît tous ses efforts pour les y attirer. Il aurait fallu, afin d’y paraître dignement, retrancher quelque chose de ce qui semblait dû au jeune marquis.

Malgré cette réclusion volontaire, on n’était pas d’ailleurs réduit à un isolement absolu. Deux fois par semaine la marquise recevait ; mais de telles réceptions ne faisaient pas grand mal à la bourse. Quatre personnes seulement y étaient admises : le chanoine de Lindrat et sa sœur Adelphine, le baron Hubert de La Chenardière et un noble irlandais réfugié, le comte O’Graeme, ces deux derniers très pauvres et tous quatre très vieux. On se contentait de faire quelques parties de whist en buvant une tasse de thé, et le meilleur morceau de la soirée était celui que Marguerite chantait au piano.

Quand on n’a rien, on se trouve heureux du peu qu’on rencontre. C’est ainsi que Marguerite goûtait un grand charme dans les plaisirs bien simples et bien peu variés de ces réceptions. Il s’en dégageait pour elle comme un parfum de joie intime, d’une douceur fine et distinguée. Elle ne sentait aucun écœurement dans cette