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C’est dans une de ces silencieuses et solennelles demeures qu’habitait la marquise de Villers-Doisnay d’Aubentel.

Bien qu’elle n’eût pas encore cinquante ans, la marquise portait déjà toutes les marques de la vieillesse. Son corps droit et maigre commençait à se recroqueviller visiblement, prenant aux angles cette apparence de bois sec que donne à la forme humaine l’hiver de la vie. Sur la tête surtout cet hiver avait prématurément fait tomber sa neige ; la marquise avait les cheveux tout blancs. Cela faisait paraître plus jaune sa figure en parchemin, plus sévères les deux profondes rides qui coupaient les joues et accentuaient amèrement le pli des lèvres, plus triste ce grand nez aux arêtes dures qui couvrait d’ombre toute une moitié de la face. Seuls les yeux couleur de violette n’avaient pas été fanés. Peut-être ces fleurs du visage conservent-elles leur fraîcheur dans la rosée des larmes. Car la marquise avait beaucoup pleuré.

Elle était restée veuve à trente ans, avec deux enfans à élever et une fortune misérable. Le marquis, après l’avoir rendue très malheureuse par une conduite désordonnée, des infidélités aussi variées qu’impudentes, tous les scandales d’une vie de joueur et de libertin, était mort en la laissant face à face avec la ruine. Les dettes du marquis une fois payées, il ne demeurait à la jeune femme que quelques terres et la maison, de Besançon. Elle prit courageusement son parti, vendit ses bijoux et en plaça l’argent, réunit ainsi avec ses revenus fonciers de quoi se constituer cinq mille livres de rente, et renonça au monde pour consacrer tout son temps et toutes ses ressources à l’éducation de ses enfans. Afin de ménager le mince budget, elle garda sa fille Marguerite à la maison et l’instruisit elle-même. Il fallait réserver la dépense pour le fils, Pierre, qui aurait un rang à tenir et le nom de sa famille à porter. Cette seule considération aurait déjà suffi à le rendre plus particulièrement cher à la marquise, qui était entichée de noblesse. Il s’y joignait aussi des raisons de santé, raisons sans réplique pour le cœur d’une mère.

Pierre était d’une complexion délicate, maladive, comme il arrive souvent aux descendais extrêmes des vieilles races dont le sang s’est appauvri à la longue. Marguerite était au contraire forte et bien portante, sans doute parce qu’elle avait été la première fleur de cette union où le suc vivifiant de l’amour s’était vite épuisé. Elle avait quatre ans de plus que son frère. Elle ne demanda pas comme lui des soins incessans et ne donna presque pas de mal à la marquise, tandis que Pierre fut trois fois dans son enfance à deux doigts de la mort. Pour toutes ces causes, le fils fut plus choyé. Cette préférence d’ailleurs n’avait rien de cruel pour Marguerite, qui fut élevée dans la pensée que c’était une chose juste, et qui elle-même s’était habituée naturellement à entourer de