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inattendu qui l’attaque avec des armes qu’on ne lui a pas appris à manier : Jean parti, elle demeure rêveuse, et pour la première fois depuis des années les heures s’écoulent sans qu’elle songe à se mettre au travail. Son tuteur l’aurait-t-il trompée ? y aurait-il vraiment au monde d’autres joies et des joies plus vives que celles que procurent les triomphes de l’intelligence ? La satiété de l’esprit engendrerait-elle le vide du cœur ? Qui a raison, du froid et sévère éducateur, dont le dévoûment, après tout, l’a faite ce qu’elle est, ou de cet inconnu à l’œil clair, au parler chaud et vibrant, qui, si soudainement, s’est introduit dans sa vie ? Mais celui-ci est-il vraiment un inconnu ? En quel temps, en quel lieu a-t-elle entendu déjà cette voix sympathique et considéré ce loyal visage ? Il lui a semblé en l’écoutant, en le regardant, qu’elle percevait tout à coup comme un souffle de vent du soir dans le branchage : qu’était-il donc, et pourquoi venait-il la distraire de son recueillement et de sa solitude ?

Bien que le trouble de sa pupille, sa langueur inaccoutumée au travail, n’eussent pas échappé à l’œil clairvoyant de Leuthold, il s’était vu obligé par des soucis plus pressans de se relâcher de sa surveillance. L’avisé tuteur avait continué, sous un faux nom, d’exploiter la distillerie d’Unkenheim. Seulement, obsédé de la crainte qu’Ernestine et sa fortune ne finissent par lui glisser des mains, il avait voulu parer à toute éventualité en se lançant dans de gigantesques spéculations. Le résultat avait déçu ses calculs ; au moment même où l’ennemi, en la personne de Jean Möllner, faisait irruption dans son intérieur, Leuthold était informé par une lettre de son contre-maître, qui était en même temps son affidé, que les choses allaient de mal en pis et que la banqueroute était imminente ; tout le capital d’Ernestine se trouvait englouti dans la catastrophe. L’oncle dut prendre en hâte la route d’Unkenheim. Il va de soi qu’en son absence la pupille achève de rompre son ban ; elle pousse une première et timide reconnaissance au milieu de ce monde réel, qui n’a eu jusqu’ici pour elle que la valeur d’une abstraction. Son début n’y est pas heureux. Elle se heurte tout d’abord à des partis-pris, à des préjugés que son orgueil dédaigne de combattre et qui ne font que réveiller en elle les amers souvenirs de son enfance. Pour la vieille dame Möllner, chez laquelle Jean l’a introduite, la jeune Hartwich n’est qu’une déclassée, une créature socialement déchue, dont la place ne peut être ailleurs que sur des tréteaux. A la pensée de voir une telle femme, une « matérialiste, » devenir jamais l’épouse de son fils, l’âme bourgeoise de la conseillère s’effarouche et se cabre. Par contre, à l’idée de se mettre en vasselage pour la vie dans cette société de philistins qui ne sait pas