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dans ses livres ce petit monde raffiné, un peu factice, ni cette sorte d’émotion maladive qu’on trouve dans ceux de la comtesse Ida de Hahn ; n’y cherchez pas non plus les hardies aspirations, le souffle d’idées tempétueux, qui sont la marque particulière du talent de Mme Fanny Lewald ; elle a bien aussi, à l’occasion, une pointe d’humeur raisonneuse et une tendance à prêcher ; mais ce n’est point là, en définitive, le fond de son tempérament ni le sillon habituel que sa plume aime à creuser. Dans ses moindres écrits, elle reste femme, attachée aux mérites réels de son sexe, et fort peu engouée de nouveauté. Pour la faire connaître du lecteur, je me contenterai de choisir parmi ses romans[1], tous remarquables à divers titres, les deux compositions qui diffèrent le plus d’inspiration et d’allure : l’une, la Geier-Wally (la Fille au vautour), dont la traduction vient de paraître, est un conte rustique, plein d’une saveur originale, d’une énergie un peu sauvage, et qui en certains endroits, pour la hauteur du coloris, semble prendre figure d’épopée ; l’autre, ein Arzt der Seele (un Médecin de l’âme) est au contraire un récit de vie bourgeoise, où l’auteur a voulu aborder, d’un point de vue spécial, un des graves problèmes aujourd’hui inscrits sur toutes les cédules du parti socialiste allemand, celui de l’émancipation des femmes.


I

Chacun sait que les paysans du Tyrol sont gens bien râblés de corps et d’esprit ; l’âpre nature avec laquelle ils sont constamment en lutte leur imprime une sorte de grandezza physique et morale qui en fait des êtres fort différens des villageois de la plaine. Sauvage entre tous parmi les Alpes rhétiques est le haut massif des monts de l’OEtzthal, entre l’Inn et l’Eisack. Tandis qu’à l’est les vieilles solitudes de la Sill se sont vues troublées depuis douze ans par le sifflet retentissant des locomotives qui courent à l’escalade du Brenner, la sombre vallée de l’Ache, à l’ouest, a gardé et gardera peut-être à jamais son silence profond et sa virginale horreur. Roches glabres ou marbrées de lichens, torrens impétueux, glaciers rigides, tel est l’aspect tourmenté de cette région, où bien peu de touristes encore ont marqué l’empreinte de leurs pas. Un barrage de cimes gigantesques la circonscrit de toutes parts ; la Dent de Wild, le Similaun, ont près de 4,000 mètres d’élévation. A leurs pieds ou dans leurs replis reposent d’insouciantes nichées de villages et de chalets laborieux : là, tout le jour, l’air parfumé résonne des

  1. Doppelleben, — Aus eigener Kraft, — Ein Arzt der Seele, — Die Geier-Wally (1870-1875).