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l’empoisonneur. Mort tragique, pleine de visions infernales ! La légende parle de sept diables rassemblés dans sa chambre au moment fatal et venant s’assurer du règlement d’un certain pacte contracté avec Satan lors du dernier conclave, et moyennant quoi le Borgia, pour douze belles années de pontificat, vendait son âme. Légende, que nous veux-tu ? Alexandre n’a rien d’un Faust ; il n’en connaît ni les troubles d’esprit, ni les doutes, ni les révoltes de Titan. Ce pape matérialiste, athée, abominable, vous le disséqueriez au scalpel de la psychologie la plus sévère que vous ne trouveriez pas au fond de sa conscience un grain de scepticisme philosophique. Sans s’épargner un adultère, un inceste, sans commettre un meurtre, un sacrilège de moins, cet homme croit naïvement qu’il croit en Dieu, que ses péchés lui seront remis et qu’il trônera dans le paradis des anges, la tiare au front, la chape d’or et de lumière sur le dos, glorieux, radieux, et contemplant dans l’azur infini la divine mère du Christ, présente sous les traits de Julie Farnèse. Le vrai tyran doit toujours, en fait de croyance, savoir se maintenir au niveau de la populace, car le despotisme ne s’appuie que sur la superstition et la grossièreté des mœurs, et c’est en adorant des idoles qu’il affermit sur le trône cette sorte d’idolâtrie dont il est l’objet. Ces idées du monde invisible ne possèdent, n’épouvantent que les cerveaux qui pensent : ces terreurs -là sont pour Pascal ; les Alexandre VI n’en ont cure.

Parmi les hallucinations de la suprême heure entrevit-il seulement, ce moribond, les noces d’or de sa maîtresse avec son successeur ? A peine a-t-il vidé le Vatican que Julie Farnèse y rentre au bras de Jules II. Quelle prêtresse du vice et de la corruption, cette femme ! Les anciens l’eussent divinisée, et je ne sais à lui comparer que Diane de Poitiers. Mais Diane, dont l’étreinte embrasse deux règnes, n’a pour amans que de simples rois, Julie Farnèse a deux papes. Diane n’a que Fontainebleau et Jean Goujon, Julie a le Vatican et Michel-Ange ! Comme elle avait piétiné la tiare du Borgia, elle mit également le Rovere sous sa pantoufle, ce Jules II, l’implacable ennemi d’Alexandre VI et de César, dont il causa la ruine. Triomphe romanesque de l’impudicité, la concubine d’Alexandre VI, hier vilipendée et flagellée par toute l’Italie, se retrouve du jour au lendemain en plein crédit, en pleine gloire, et la voilà très haute, très puissante dame gouvernant le monde et l’église, et mariant au neveu de Jules II la fille qu’elle a eue d’Alexandre VI !

On peut voir dans l’arène de Padoue une fresque de Giotto, représentant un évêque nu de corps et qui, la mître en tête, couvre de sa bénédiction pontificale un prêtre à genoux qui lui tend un