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Parmi les jeunes beautés que Lucrèce avait amenées de Rome brillait une aimable parente, Angela Borgia, dont les charmes ne tardèrent pas à déduire les deux frères du duc Alfonse. L’un se nommait le cardinal Hippolyte d’Este, l’autre simplement Giulio ; il était bâtard du feu duc Hercule, au demeurant, cardinal et bâtard : deux scélérats. Un jour que le sombre Hippolyte faisait sa cour, Angela commit l’imprudence de vanter les beaux yeux du prince Giulio, ce dont le saint homme de cardinal se promit à l’instant de tirer une vengeance diabolique. Il soudoie deux bravi, leur commande de guetter son frère au retour de la chasse et de lui arracher les yeux, ces yeux que donna Angela trouvait si beaux ! L’attentat fut exécuté, son éminence étant présente. Malheureusement les choses ne marchent pas toujours comme on voudrait ; le cardinal Hippolyte voulait les deux yeux de son frère, il n’en eut qu’un. Après le premier arraché, la victime poussa de tels cris et se défendit tellement que les bandits lâchèrent pied. On recueillit le mutilé, on le pansa, on le soigna si bien qu’il en fut quitte pour rester borgne. Mais la blessure, par son trou béant, clamait vengeance, et le duc, ô dérision ! prononça deux années d’exil. Le bâtard attendit, méditant, couvant sa revanche, vainement, car à son retour le cardinal, averti qu’il s’agissait de l’empoisonner, informa du complot le duc Alfonse, qui, se croyant menacé dans sa personne et sa dynastie, ne prit plus conseil que de sa frayeur, et, tandis que l’échafaud se dressait et que les prisons s’emplissaient de suspects, le royal bâtard pourchassé fut encore trop heureux de pouvoir à son tour gagner Mantoue, Sur ces entrefaites, Alexandre VI vint à mourir.


VII

On raconte que César, voulant s’emparer des biens de quelques riches cardinaux, organisa dans les jardins du pape, à Belvédère, un de ces petits soupers fins à la mode des Borgia. Il va de soi que les vins destinés aux convives étaient scrupuleusement médicamentés selon la formule : mais le sommelier se trompa de flacon, et ce furent le saint-père et son loyal fils qui sablèrent le poison en guise de vin d’Espagne et de Sicile. Le pape succomba ; César, jeune et vigoureux, se tira d’affaire.

Plusieurs contestent cette histoire, qu’ils traitent de légende, et veulent que le pape soit mort d’une fièvre quarte. Entre deux témoignages également incertains, mieux vaut toujours choisir celui qui nous explique les faits reconnus vrais. Or la vérité, c’est que