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de Pérouse ne le cède en rien à leur histoire, et pour la moralité les cours de Louis XIV et de Louis XV ne valent guère mieux ; mais les Borgia portent la pourpre et la tiare, leurs mains souillées touchent aux choses divines, et de cette circonstance aggravante devait naître le prestige presque fantastique et cette espèce d’attrait repoussant qu’exercent ces grands réprouvés sur nos imaginations. Les autres sont des luxurieux, des fourbes, des assassins, eux ne se contentent pas de tout cela ; ils ont en plus le sacrilège, qui les investit d’une force démoniaque irrésistible et constitue leur originalité, leur pittoresque parmi les races hiératiques et royales ayant mission de régir les hommes en les édifiant.


III

Je m’aperçois que je n’ai pas encore dit un mot du mari de Lucrèce. C’était un assez médiocre personnage que ce tyranneau de Pérouse. Depuis l’heure incertaine où, faute de mieux, on l’avait pris, le temps avait marché, et la fortune des Borgia de même. Les Sforza étaient en baisse ; leur alliance ne suffisait plus à l’ambition de la famille ; père, frère et fille ne demandaient qu’à se débarrasser de cet intrus. On l’avertit de renoncer à la dame et de solliciter d’Alexandre VI la cassation du mariage ; il eut l’air de ne pas comprendre, peu s’en fallut que cette maladresse ne lui coûtât la vie. Un soir, César vint informer Lucrèce que l’ordre était donné de mettre à mort le caro sposo. La chance voulut que Jean Sforza fût en ce moment à la maison, et, son frère à peine sorti, Lucrèce courut à la pièce voisine, décida le jeune homme à fuir sans perdre une minute. Un cheval tout sellé l’attendait, et le lendemain Jean Sforza rentrait dans sa principauté de Pérouse, sauvé par la vitesse du noble animal, qui tombait expirant sur les marches du palais. Cette escapade, où Lucrèce fit du moins preuve de quelque intérêt pour son triste mari, mécontenta les Borgia ; ils eussent préféré tout autre genre de disparition : vous tuez un homme, il se tait, tandis que, du fond de l’exil, on parle, on proteste ; ce qui arriva. Alexandre VI nomme une commission sous la présidence de deux cardinaux, et la séparation des époux est prononcée, l’arrêt déclarant que Jean Sforza n’a jamais rempli ses devoirs de mari. Voilà donc Lucrèce Borgia reconnue et proclamée vierge devant l’Italie entière, qui bat des mains et salue cette découverte d’un immense éclat de rire. Jean Sforza remua d’abord ciel et terre, récusa juges et témoins ; puis, sur l’avis de son frère Ascanio et de Ludovic Le More, duc de Milan, il se résigna ; mais si, par force, il avoua ses torts conjugaux, il en raconta les motifs, — tellement