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l’occasion des vrais. » En faveur d’un pareil scepticisme, le cas de Lucrèce Borgia témoignerait presque. Ne nous hâtons pas trop cependant, et avant d’accuser l’histoire, quittons-en un peu la surface et cherchons la vraie figure sous les vernis et les repeints qui la recouvrent. Quelle surprise alors de la trouver si parfaitement dissemblable du type mis en circulation dans les annales, dans les romans et sur la scène ! Cette héroïne du poignard, cette empoisonneuse imperturbable, est la personne du monde la plus froide et la plus incolore : pas un acte d’elle, pas un écrit que l’histoire ait retenu. Ses lettres ne nous livrent aucune individualité ; elles sont correctes, insignifiantes, sans passion, sans esprit, sans observation, et forment, par le vide qu’on y rencontre, un singulier contraste avec les lettres de sa belle-sœur, la charmante marquise de Gonzague, qui sait bien trouver, elle, le moyen de faire transparaître le piquant et l’attrait de sa personnalité à travers la raideur et le pédantisme de l’épistolographie du temps. C’est à se demander si Lucrèce a jamais senti son cœur battre ; la passivité, voilà son fait : tout s’accomplit au-dessus d’elle, en dehors d’elle, et, quel que soit le sort que son père ou son frère lui imposent, elle s’en accommode aussitôt. L’exemple n’est d’ailleurs point rare de ces créatures qui par inertie et lassitude glissent au crime. L’inceste de cette fille d’un Alexandre VI et de cette sœur d’un César Borgia trahit surtout ce caractère d’effroyable inertie. La sombre aventure des Cenci au moins a son expiation tragique, et l’humaine pitié sait où se prendre ; mais quel autre sentiment éprouver que le dégoût, en présence de ce monstrueux commerce lâchement consenti et dont un rejeton, l’infant romain, viendra témoigner devant l’histoire ? Pour comble de disgrâce, la beauté même de Lucrèce Borgia reste une énigme : quelques médailles gravées pendant la période de Ferrare sont, au dire de M. Grégorovius, tout ce que nous avons d’authentique comme renseignement.

Il nous en coûte cependant toujours un peu de renoncer à nos fictions. La poésie et la musique aidant, on s’était créé dans les nuages une Lucrèce de fantaisie ; les uns se la figuraient sous les traits d’une pompeuse et plastique matrone : la George du théâtre de la Porte-Saint-Martin ; d’autres entrevoyaient la svelte encolure, l’œil perfide et l’attrait vipérin d’une Rachel, quelque chose rappelant la fameuse légende des sorcières de Macbeth : « l’horrible est le beau, le beau est l’horrible. » Mais les délicats, les raffinés, ne cessaient d’invoquer Léonard de Vinci, le droit d’interpréter un tel modèle n’appartenant qu’au peintre de la Joconde. Mérimée n’y a point manqué : « Je distinguai tout de suite un portrait de femme qui me parut être un Léonard de Vinci ; c’était évidemment un