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vais le dire : Lucrèce Borgia reste aujourd’hui ce qu’elle était jadis. Cette instruction nouvelle ne nous a rien appris et ne nous fera rien oublier. Ce qu’on peut affirmer toutefois, c’est qu’aux yeux des poètes et des artistes, Lucrèce Borgia y perdra tout, comme type, sans y gagner quoi que ce soit en considération aux yeux des honnêtes gens.

L’atmosphère de l’histoire a ses variations barométriques : tantôt c’est le vent d’accusation qui souffle, et tantôt c’est le vent contraire. Pour Lucrèce Borgia, les courans du jour sont à la réhabilitation ; une brise de vertu, d’innocence et de pureté souffle sur toute la ligne, et cette mode, M. Grégorovius n’a même pas le mérite de l’avoir inventée, car, avant que l’idée lui vînt d’écrire son livre, les panégyristes italiens en avaient donné partout la note. Rien de plus facile à jouer que ces airs de flûte fort improprement appelés des thèses historiques. Les documens pour et contre s’équilibrant presque toujours en semblable sujet, il s’agit de ne mettre en lumière que ceux qui nous agréent et de laisser habilement les autres dans l’ombre où, soit dit en passant, un avocat adverse ne manquera pas de les relever en temps et lieu pour renverser toutes vos batteries, et ainsi de suite à travers les âges ! Et la vérité, que deviendra-t-elle ? La vérité ! peut-être en saurait-on à la fin quelque chose, mais il faudrait alors s’adresser à la psychologie. M. Grégorovius nous peint une Lucrèce au dehors toute sympathique ; quant à ce qui se passe dans cette âme assurément beaucoup plus compliquée et plus mystérieuse qu’il n’a l’air de croire, le savant allemand ne prend pas la peine de le découvrir. J’admets que Lucrèce, fille et sœur de deux scélérats, ait été cruellement jugée, et que, sur la mémoire de cette femme « légère, aimable, infortunée, » ait réagi l’universelle exécration qui s’attache aux noms d’Alexandre VI et du duc de Valentinois ; ce qu’on est forcé pourtant de reconnaître, c’est que cette douce, élégante et dévote personne assista sa vie durant en spectatrice imperturbable à ces crimes de famille et qu’elle en profita quand elle ne les partagea pas.

Le plan serait ici d’évoquer ce monde énormément surfait et de réduire à leur proportion, à leur taille de scélérats vulgaires, ces demi-dieux dont les romantiques du latinisme de ce temps nous ont dressé l’apothéose. Un disciple de Pomponius-Lœtus, Miche ! Fernus, nous représente Alexandre VI sous les traits d’un olympien : « Il monte un cheval blanc comme neige ; son front est rayonnant, l’éclair de sa dignité vous foudroie. Ainsi son peuple qu’il bénit le salue et l’acclame ; ainsi sa présence réjouit chacun et s’annonce à tous comme un présage de bonheur. Quelle mansuétude dans son geste, que de noblesse sur son visage, de