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donner à ses vœux, à ses idées, les cabinets n’hésiteront certainement pas. On prétend que quelqu’un disait récemment à lord Beaconsfield qu’il fallait faire à la Russie un pont doré, et lord Beaconsfield aurait répondu aussitôt qu’il fallait lui faire un pont d’or, puis il aurait ajouté, en souriant, qu’il fallait lui faire un pont de diamant. Le pont de diamant qu’on peut ménager à la Russie, sans calcul et sans arrière-pensée, c’est de concourir avec elle à une œuvre sérieuse en Orient sans compromettre la paix de l’Occident.

Ce que la Russie désire, après tout, les autres gouvernemens le désirent comme elle. En déclarant en commun, dans une conférence, la nécessité d’améliorations réelles et de garanties en faveur de ces améliorations, on a gardé le choix des moyens, de l’heure ; on ne s’est pas prononcé sur ce point, et il est clair que si la Porte, usant de cette « initiative propre, » dont parlait récemment l’empereur d’Allemagne, se décidait à mettre sérieusement la main aux réformes qu’on lui a demandées, il n’y aurait aucune raison pour les lui imposer par la force, pour substituer à son action indépendante une coercition matérielle exercée soit au nom de l’Europe, soit au nom d’une seule puissance. C’est là toute la question, c’est ce qui laisse une certaine latitude aux résolutions de l’Europe. Ce qu’on lui demande en effet, la Turquie témoigne la volonté de l’accomplir. Elle est engagée dans un vaste travail de réorganisation, de réforme intérieure s’étendant à tout l’empire et dépassant ce que réclame la diplomatie. La chute du dernier grand-vizir, Midhat-Pacha, bien que préparée par des intrigues de sérail, ne paraît pas se lier à quelque réaction préméditée contre l’œuvre réformatrice. La constitution qui a été proclamée subsiste, et on parle toujours de la réunion prochaine d’un parlement à Constantinople. Le mal profond de l’empire est avoué, il y a un désir évident, quoique peut-être assez vague, de chercher le salut dans une politique nouvelle ; qu’on laisse du moins à la Porte le temps de démontrer sa bonne volonté ou son irrémédiable impuissance.

Certes la Turquie a trop mérité les défiances, les sévérités dont elle est l’objet ; mais enfin il ne faudrait pas lui créer des conditions impossibles, lui demander des réformes et en même temps la placer dans une situation violente, sous le coup d’une exécution militaire, toujours menaçante. — On peut laisser à la Turquie des mois et des années, dira-t-on, elle ne fera rien de plus que ce qu’elle a toujours fait ; ce sera : du temps perdu, c’est une illusion de se fier aux promesses turques mille fois renouvelées, mille fois démenties. C’est possible ; il y a malheureusement une autre illusion, une double illusion, c’est de croire que ce qui est déjà difficile par la paix deviendrait facile par la guerre, qu’on peut aller conquérir dés améliorations pour les chrétiens les armes à la main, — ou bien encore de supposer que ces améliorations nécessaires, désirables, destinées à réparer des maux séculaires, peuvent