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l’Allemagne du nord. On aurait pu se flatter de gagner à ce projet Sieyès et le directoire ; la Prusse protestante s’était facilement entendue avec une république qui avait des sécularisations à lui proposer et qui, au surplus, n’aspirait pas à conquérir le monde ; mais l’accord était-il possible avec le moderne Charlemagne, aspirant à mettre la main sur tous les états germaniques comme sur l’Italie, et à placer sa famille sur tous les trônes de l’Europe ? Après Austerlitz et même avant, il avait décidé qu’il n’y aurait plus sur le continent de puissance qui pût l’obliger de compter avec elle, que son épée aurait raison de ses ennemis et que ses amis seraient ses vassaux. Ne s’était-il pas écrié dans une négociation : « La Russie doit savoir que la France peut appliquer à l’égard des états du continent le même système qu’emploie l’Angleterre dans les Indes à l’égard des nababs. » Ce mot autorisait Jérôme Bonaparte à dire en 1807 à l’un des amis de Hardenberg : « vous êtes bien plus heureux d’être nos ennemis que d’être nos alliés. » Le 2 janvier 1806 avait paru dans la Gazette de France un article intitulé Tableau de l’Europe, dans lequel on annonçait que c’en était fait de la balance politique et de l’équilibre européen, que dorénavant l’Europe demanderait la paix et la sécurité à l’homme qui était son protecteur et qui déciderait de l’existence des pays et de la conservation des couronnes : « L’année qui commence pour nous sous les plus heureux auspices sera une grande époque dans l’histoire moderne, elle verra fonder un nouveau système d’équilibre entre toutes les parties de l’Europe ; ce ne seront plus des forces égales qui par leur opposition se maintiendront en repos ; mais une seule puissance prépondérante, trop forte désormais pour être attaquée et trop grande pour avoir besoin de s’étendre, tiendra tout en paix autour d’elle. » Dans cet article, remarque Hardenberg, la Prusse n’était pas nommée, « omission fatidique, eine ominöse Auslassung. »

Un vasselage plus ou moins onéreux, déguisé sous le nom d’une alliance avec le tout-puissant conquérant, ou une alliance en règle avec la Russie, il n’y avait, selon Hardenberg, plus d’autre alternative pour la Prusse, et le 18 juin 1806 il présentait au roi un mémoire qui renfermait ces lignes : « votre majesté a été placée dans la situation singulière d’être à la fois l’allié de la Russie et de la France, de ce qu’il y a dans ce moment de plus hétérogène en politique. Cet état ne peut pas durer. Quoi qu’on fasse, quelle que soit l’adresse qu’on y mette, l’un ou l’autre de ces deux alliés sera mécontent de la Prusse et son ennemi secret. Elle sera isolée, sans amis, sans confiance, sans considération et sans secours, et dans un danger continuel sur toutes ses frontières, sans moyens de le parer efficacement, tandis que la ruine de son commerce la consumera et augmentera de jour en jour le mécontentement intérieur. Je suis donc intimement persuadé qu’il faut dès à présent opter entre les deux alliances et préparer avec la plus grande activité et