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d’amour-propre et des dissentimens sur les mesures à prendre dans les occurrences qui pouvaient se présenter. On ne saurait trop dire quels étaient les principes du comte Haugwitz ; à proprement parler, il n’en avait point. Adroit plutôt qu’habile, il estimait que l’adresse suffit à tout, et il vivait au jour le jour, plein de confiance en lui-même, persuadé qu’en toute rencontre il saurait inventer quelque expédient pour sortir d’embarras. Hardenberg, sans avoir du génie, était un politique d’une tout autre valeur ; il avait des vues d’ensemble et le sentiment des situations. Son grand mérite est d’avoir compris de bonne heure que la Prusse devait opter entre les deux ennemis qui recherchaient son amitié, et que plus on retardait le jour de cette option, plus on laissait les difficultés s’aggraver, les dangers s’accroître, les chances favorables s’évanouir. Hardenberg jugeait que, dès le lendemain de la rupture de la paix d’Amiens, la Prusse aurait dû faire son choix, se prononcer hautement pour ou contre Napoléon, se poser vis-à-vis de lui comme la protectrice de l’Allemagne du nord et lui interdire l’occupation du Hanovre, ou au contraire accepter franchement ses propositions d’alliance, en lui disant : vous n’avez en vue que votre agrandissement, nous avons besoin, nous aussi, de nous agrandir. Donnant donnant, vous aurez notre appui, permettez-nous de prendre nos sûretés, aidez-nous à satisfaire nos convoitises ; ce que nous convoitons, ce n’est pas seulement le Hanovre, ce sont les villes hanséatiques, c’est peut-être aussi la Saxe ou la Bohême. « Il ne fallait pas être scélérat à demi, » s’écrie à ce propos Hardenberg ; mais il s’empresse d’ajouter qu’il eût été impossible d’amener le roi à signer un pareil traité et qu’il n’aurait jamais osé lui en donner le conseil.

Hardenberg ne mentait pas quand, peu de jours après la bataille de Friedland, il écrivait au général Duroc : « Les grands hommes reviennent le plus facilement des préventions qu’on peut leur avoir données. Votre auguste souverain, monsieur le grand-maréchal, en a eu contre moi ; je ne les ai pas méritées, et j’espère qu’il me sera aisé de les détruire. Il n’a pas tenu à moi que dans l’époque où j’eus l’honneur de négocier avec votre excellence, la Prusse ne soit devenue l’alliée de la France sur un plan libéral et grand, conforme aux véritables intérêts des deux états. J’aurais voulu que la politique de la Prusse eût du caractère, qu’elle eût été digne d’une grande puissance… On m’a accusé tantôt d’être Anglais, tantôt d’être Russe ; je ne suis ni l’un ni l’autre, mais je suis un bon et zélé Prussien. » Hardenberg avait le droit de tenir ce langage ; il n’est pas moins vrai qu’il avait toujours eu le sentiment des périls attachés à l’alliance française, parce qu’il avait démêlé dès le principe le but où tendaient les insatiables ambitions de Napoléon Ier. La Prusse, ne pouvait renoncer sans abdiquer à son rôle de puissance prépondérante en Allemagne ; le comte Haugwitz lui-même se plaisait à dire qu’il entendait faire de son maître l’empereur de