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expliqué des obscurités de la nature. L’amour de Cordelia tire sa force du viol même dont l’horreur l’égare. Involontairement son âme s’est mêlée au sein du crime à celle du meurtrier de son honneur, elle sent et dit que, quoi qu’il arrive, elle ne sera plus que la veuve d’Orso. Nous n’insisterons pas davantage ; les passions du genre de celle de Cordelia devant toujours être exceptionnelles sont par conséquent difficilement appréciables par l’expérience commune, et rentrent dans cet ordre de choses qu’il suffit de comprendre par intuition et qui ne peuvent se discuter. Quant à la scène finale où Cordelia et Orso, mariés dans l’église comme pestiférés, trouvent dans la mort l’union qui les aurait fuis dans la vie, elle est d’une tendresse désespérée et d’un coloris sombre vraiment superbes. Cela est sérieusement beau, il m’étonnerait que ceux qui ont accordé leur admiration au tableau où M. Laurens a présenté d’une manière si saisissante les effets de l’excommunication au moyen âge la refusassent à la scène du dramaturge.

Il nous reste à mentionner une dernière faculté, la première en ligne peut-être parmi celles qui l’ont aidé à mener depuis tant d’années déjà sa laborieuse et fertile carrière, nous voulons parler de la faculté d’assimilation qu’il possède à un degré remarquable. Nul mieux que lui n’excelle à s’emparer d’une idée dramatique déjà présentée sous une autre forme, à la repenser de nouveau, à la faire passer dans sa propre substance, et à la transformer au point de la rendre méconnaissable. Cette faculté, presque singulière tant elle est complète, ne se borne pas aux données dramatiques, elle s’étend aux procédés et aux formes mêmes de ses rivaux, et de ce fait sa nouvelle comédie, Dora, est une preuve des plus convaincantes.

Est-ce une pièce de Sardou ou une pièce d’Alexandre Dumas que ce drame de Dora, que nous venons de voir représenter sur la scène du vaudeville avec une perfection que bien peu d’œuvres ont obtenue ? On pourrait aisément s’y tromper. D’ordinaire, nous l’avons dit, M. Sardou se contente d’une situation et d’une scène à la Dumas dans cet éclectisme habile qui compose son genre dramatique ; mais cette fois l’assimilation est complète, sujets, caractères, passions, intrigues, dénoûment même, tout cela pourrait être de M. Dumas aussi bien que de M. Sardou. Et tout cela est en effet en partie de M. Dumas, car il a collaboré inconsciemment à ce drame ; il est certain que le M. de Maurillac et le député Favrolles de Dora sont proches parens du M. de Nanjac et de l’Olivier de Jalin du Demi-Monde ; il est certain que l’espionne Zicka refait, sans trop y songer, les narrations autobiographiques de l’affreuse Américaine de l’Étrangère ; il est certain que Favrolles, tendant sa souricière pour prendre la malfaisante petite bête qui fait de tels