Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le théâtre moderne ; nous voulons parler de la scène finale ou Karloo poignarde sa maîtresse coupable d’avoir voulu le sauver en dénonçant ses complices de conspiration. Cet assassin qui frappe en aimant et comme d’un bras mou de tendresse, cette mourante qui se ranime au sein de l’ agonie ; pour se reprendre à l’amour de son meurtrier, cette passion qui n’abdique pas même devant la tombe, et qui voit son ciel dans l’enfer qui s’ouvre pourvu que le bien-aimé le partage, tout cela enlève l’âme à des hauteurs peu communes et lui fait retrouver des émotions dont la littérature contemporaine la tient sevrée depuis trop longtemps. « Monsieur, disait naguère un vétéran des luttes littéraires de la restauration à un poète ; qui lui avait remis un volume de vers audacieux, vous avez rajeuni en moi les sensations romantiques ; » je me permettrai de présenter le même compliment, à M. Sardou. Ah ! que voilà donc cette fois un dénoûment original et bien trouvé, et que la place de M. Sardou serait grande si son aimable bagage contenait nombre : de scènes de cette valeur !

Le drame de la Haine est dans son ensemble fort supérieur à celui de Patrie ! Les mobiles d’action des citoyens de la hargneuse Sienne et les sentimens irréconciliables, qui divisaient les diverses classes dans cette plus démocratique des cités italiennes ont été mieux rendus, et semble-t-il mieux pénétrés par l’auteur que les mobiles d’action et les sentimens des honnêtes citoyens des Flandres du XVIe siècle. Que de beaux traits pris sur le vif de la nature italienne ! Comme la familiarité menaçante de la nourrice Uberta, lorsqu’elle s’aperçoit que Cordelia cherche à sauver le meurtrier de son fils, donne un juste sentiment de cette égalité que les Italiens ont toujours su trouver dans l’excès de la passion, et que l’élan de véhémence qui porte la fille des Saraceni à étancher la soif de l’homme même qui l’a déshonorée et qu’elle vient de frapper il n’y a qu’un instant est bien de son temps et de son pays ! Un vigoureux. christianisme passé dans le sang à l’égal de l’orgueil de race, et poussant à la charité avec autant de fougueuse spontanéité que la nature à la vengeance, voilà bien l’Italien : du moyen âge. La pièce a subi de nombreuses critiques ; on lui a entre autres choses reproché l’amour de Cordelia pour Orso, amour qui, né d’un élan de charité, germe et grandit spontanément au sein de ce même sentiment du déshonneur qui avait armé son bras. Nous ne saurions partager cet avis. M. Sardou, dont la faculté d’observation, pour si fine qu’elle soit, aime d’ordinaire à s’arrêter aux sentimens aisément saisissables, n’a peut-être regardé qu’une fois tout au fond de la nature humaine, et c’est le jour où il a écrit les deux derniers actes de la Haine. Ni la psychologie ni même la physiologie n’ont encore tout