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entièrement que tout cela n’est pas sérieux, et que son âme garde le sentiment qu’aussi loin qu’elle aille dans l’émotion, elle n’est pas coupée de sa ligne de retraite pour revenir à son équilibre ordinaire. Le secret de la résistance que rencontrent toujours plus ou moins les tentatives de M. Alexandre Dumas est précisément dans la violence qu’il exerce contre cette disposition du spectateur, et il n’a pas fallu moins que son grand talent et son impérieuse volonté pour lui imposer sa tyrannie dramatique, sous laquelle, — tous ceux qui ont assisté à quelques représentations de ses pièces en ont été témoins, — on le sent mal à l’aise et toujours prêt à la révolte.

Ce tempérament du spectateur, M. Sardou ne l’a jamais, au contraire, tenu en oubli à aucun moment de sa carrière, et ce que nous écrivons ici comme un éloge, les malintentionnés pourront, s’ils le veulent, le tourner en critique sévère, car c’est peut-être à ce souci trop constant qu’il doit de n’avoir jamais produit une œuvre où il se soit abandonné franchement et sans arrière-pensée à son inspiration, au risque de rester incompris et d’échouer lorsqu’il se présenterait devant le public. Le spectateur vient au théâtre pour son plaisir ; mais le plaisir est chose complexe et qui comporte bien des variétés. Il y a du bonheur dans le rire, il y a de la douceur dans les larmes, et l’effroi même a sa volupté. Le spectateur, s’il était interrogé, répondrait qu’il veut être amusé, qu’il veut être ému, qu’il veut être consolé et partir sur une impression heureuse. Comment s’y prendre pour satisfaire à la fois à ces trois conditions contradictoires ? Eh mais, en glissant légèrement et lestement sur chacune, en l’amusant passablement, en l’émouvant avec vivacité, mais peu de temps, et en arrêtant les quelques larmes très réelles qu’on lui aura fait répandre par une conclusion qui surgisse à l’improviste, comme un enfant joueur sort de sa cachette pour rassurer ceux qu’il vient d’alarmer. Pour réaliser ce difficile programme, M. Sardou a eu recours à une sorte d’éclectisme dramatique ; il a demandé à tous les genres en vogue dans ce siècle de lui prêter quelques-unes de leurs ressources, et de cette fusion il est résulté un genre nouveau, tout personnel à l’auteur, qui n’est pas sans offrir quelque ressemblance avec ces chimères à face de femme, à ailes d’aigle, à corps de lion et à queue de serpent dont s’est amusée l’imagination des anciens poètes. Deux tiers de comédie, une scène de drame à la Dumas, une conclusion de vaudeville sentimental, et le tour était joué ; M. Sardou tenait son spectateur par ses désirs les plus divers.

A vrai dire, nous ne conseillerions à personne une tentative du même genre, car il a fallu, pour qu’elle réussît, la ressource très singulière que M. Sardou a trouvée dans un certain don qui fait son originalité et que nous connaîtrions seul s’il eût obéi docilement et exclusivement à sa nature. A coup sûr, si quelqu’un était né pour