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au théâtre, dont les difficultés sont si grandes qu’elles n’ont vraiment de comparables que celles du salut ; encore même peut-on dire qu’elles sont plus grandes. L’art dramatique en effet ne tient compte ni de la bonne volonté ni des ouvriers de la onzième heure, et si quelques pages heureuses ont souvent suffi pour faire vivre un livre insuffisant, jamais belle scène ou passage éloquent n’a suffi pour sauver une pièce mal conçue.

M. Victorien Sardou est un de ces élus. Voici maintenant dix-sept ans bien comptés qu’il tient l’affiche, comme on dit dans le familier langage des coulisses, et le prodigieux succès de Dora prouve qu’il n’est pas à la veille de céder sa part de muraille. Acclamé à ses débuts comme un nouveau Molière par des amis trop complaisans, violemment attaqué par les envieux pour son adresse à découvrir les nids à idées dramatiques que leurs auteurs ont pondues sans les couver, sa fortune a triomphé également et de ces engouemens meurtriers et de ces perfides brutalités. Un bonheur si continu et si constant ne peut aller sans quelques qualités exceptionnelles qui l’expliquent et le justifient, et il constitue en tout cas un fait assez considérable pour mériter qu’on le discute et qu’on en cherche la raison d’être.

Cette qualité exceptionnelle, c’est une science très complète de la nature du spectateur, servie par une intelligence fine, souple, adroite et leste dans ses mouvemens. Personne parmi les écrivains dramatiques contemporains n’a mieux démêlé que M. Victorien Sardou les moyens par lesquels on peut réussir au théâtre, et n’a su les employer avec une plus juste tactique. Rien d’impérieux ni de cassant ; il n’a pas essayé, comme tant d’autres, d’imposer brutalement ou cyniquement ses partis-pris au public, rôle que d’ordinaire les fortes volontés aiment assez jouer, au risque de se briser contre la résistance du goût général auquel il déplaît d’être pris à l’improviste ; rien non plus de timide et de poltron, ce même public qui craint la violence ne haïssant rien autant toutefois que d’être traité avec trop de réserves, et se trouvant toujours disposé à réclamer un peu d’audace. Une ligne de démarcation bien difficile à maintenir et à observer que celle qui sépare la violence de l’audace ; M. Sardou y a réussi. Risquez tout, mais ne choquez rien, telle est la presque paradoxale exigence que le spectateur inconsciemment ou en secret impose à l’auteur dramatique ; cette exigence, M. Sardou l’a devinée, et crânement, résolument, il l’a adoptée comme programme de ce qu’il peut et doit oser. De là ces amusantes comédies pleines de mouvement et de pétulance, où l’auteur réussit à produire l’illusion du scandale sans en présenter la réalité, et à faire crier au loup là où, vérification faite, il n’y a que d’honnêtes moutons et de dévoués chiens de garde. M. Sardou est-il franc-maçon comme il