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intensité de labeur et une condensation des facultés que l’on peut estimer la plus grande violence que l’esprit humain puisse accomplir sur lui-même. Pensez un peu : voici un personnage qui se présente devant vous, et sans qu’il s’annonce ni s’explique, il faut que vous compreniez quels sont sa nature, son caractère, sa situation morale présente, ses ressources pour lutter avec les difficultés de la vie ou réaliser ses espérances ; quant à son histoire passée, il ne vous la racontera pas, et il faudra que vous la deviniez tout entière par les paroles qui lui échappent comme par hasard ou par les allusions discrètes de ses interlocuteurs. Ce n’est là qu’une première difficulté, et elle est cependant déjà si grande que la plupart de nos auteurs en vogue, y compris celui qui fait l’objet de la présente étude, l’ont jugée trop ardue, et qu’à l’imitation inconsciente du théâtre chinois, ils ont pris le parti de la tourner en permettant à leurs personnages de multiplier les longs récits explicatifs et soigneusement circonstanciés, au risque de mettre le spectateur en doute s’il assiste à une représentation dramatique, ou à une lecture de mémoires autobiographiques de l’acteur qui parle devant lui.

Ce personnage, une fois connu, entre en conflit avec d’autres personnages qui tous ont demandé le même effort d’esprit que nous venons de décrire, et il faut qu’il reste logique avec lui-même ; il doit agir, et il faut qu’aucune de ses actions ne démente le caractère sous lequel il s’est présenté devant le spectateur. Enfin, dernière et suprême difficulté, le théâtre n’est qu’action, et cependant l’auteur dramatique n’a d’autre moyen de produire l’action que la parole ; c’est une incarnation continue où tout verbe doit devenir chair. Combien la tâche du romancier est plus aisée et combien ses ressources sont plus variées ! Lui n’a pas qu’un moyen de présenter et de créer ses personnages, il en trois : le dialogue, le récit, l’explication psychologique. Il prend parole à volonté, se substitue à ses personnages, distribue à son gré la lumière et l’ombre, suspend à son gré le dialogue ou le récit, et, en un mot, se tient toujours prêt à aider les enfans de son imagination de toutes les ressources de son esprit. Il peut se permettre toutes les hardiesses, car il est là pour éclairer ce qui semblerait obscur, et justifier ce qui paraîtrait faux et contradictoire ; qu’un de ses personnages démente son caractère par une action illogique, il lui suffira pour le remettre d’aplomb d’avoir recours à l’analyse ; la psychologie est science si commode et d’un si complaisant secours ! C’est assez pour faire comprendre combien en tout temps les auteurs dramatiques sérieusement dignes de ce nom doivent être rares, et pourquoi il faut se garder de tenir cette rareté pour un signe d’affaiblissement intellectuel, car, si le mot de l’Écriture : « il y aura beaucoup d’appelés, mais peu d’élus » trouve sa réalisation quelque part en ce monde, c’est bien