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Voilà la grandeur de l’intelligence humaine ; c’est que non-seulement elle conçoit, et conçoit plus richement que toutes les autres intelligences, mais elle est sa maîtresse et sa souveraine. Quand, par une substance toxique, on altère cette faculté de la réflexion et de la volonté, on altère l’intelligence dans ce qu’elle a de plus élevé et de plus puissant. Peut-être serait-on tenté de croire que pour les œuvres d’imagination l’excitation des conceptions est salutaire, et de dire que certains hommes ne produisent que dans ces conditions ; mais ce serait une funeste erreur. On a trop à perdre en perdant le pouvoir de diriger sa pensée, tandis que par l’effort d’une volonté ferme, rendue plus ferme encore par l’habitude du travail et de la réflexion, on arrive à un résultat plus sûr et aussi brillant. On ne sait jamais assez tout ce que pourrait l’attention et tout ce que la volonté nous donnerait. Vouloir, c’est pouvoir. L’attention concentrée sur une idée la rend tellement éclatante, qu’elle peut, dans certaines circonstances et chez certaines personnes, la faire apparaître sous une forme imaginative avec autant de splendeur que si l’intelligence était surexcitée par l’alcool ou l’opium. Il n’y a donc pas à l’ivresse ces compensations qu’on a essayé d’y voir. Ce sont des maux sans avantages, et l’abus de ces poisons redoutables qui détruisent le corps et l’intelligence doit être combattu énergiquement par tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de l’humanité.

Mais l’homme n’est ni ange ni bête : il doit garder sa volonté intacte et ne pas l’anéantir par des poisons ; mais il doit aussi respecter et cultiver ces facultés inconscientes, presque instinctives, qui sont une autre partie de lui-même. Livré à sa seule raison, il ne serait qu’un être imparfait, une sorte d’égoïste ridicule, isolé dans la création et l’humanité. La table rase que les stoïciens ont voulu faire des passions humaines est une œuvre qui n’est pas seulement chimérique, mais qui, si elle était possible, serait aussi funeste que l’oubli de la raison. Les sentimens, les passions, tous ces mouvemens spontanés de l’âme, toutes ces facultés conceptives brillantes qui dorment dans un coin de l’intelligence et que la volonté peut éveiller, ne sont pas des défauts de l’organisation humaine. La nature nous les a imposés, et, loin de les subir avec résignation, nous devons en être fiers, les développer et les accroître. L’intelligence parfaite est l’équilibre entre la volonté et la passion : il ne faut pas étouffer l’une au profit de l’autre ; il faut les respecter toutes deux, les fortifier par l’habitude et la réflexion, afin de transmettre à nos fils les progrès que nous aurons faits sur nous-mêmes.


CHARLES RICHET.