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peut satisfaire cette passion. Il est rare qu’un fumeur en parte avant d’être complètement étourdi, de même qu’un ivrogne ne quitte le cabaret que lorsqu’il est ivre. Certes, compris ainsi, l’opium est un poison dangereux, et, au dire de tous les voyageurs, les malheureux qui font journellement ces excès tombent bientôt dans une effrayante dégradation morale et physique. Pâles, hâves, décharnés, se traînant à peine, ils ne retrouvent un peu d’énergie que si une nouvelle dose de poison leur rend une stimulation factice. Cependant il est très probable qu’on a exagéré les effets funestes de l’opium : le nombre de ceux qui meurent de cet abus est peu considérable ; beaucoup de personnes fumant l’opium, et en fumant des quantités notables, conservent l’intégrité de leurs facultés intellectuelles. Il est vrai que les fonctions digestives restent rarement intactes. La dyspepsie et un amaigrissement général sont la conséquence de cette fâcheuse coutume ; mais, quoi qu’il en soit, la Chine n’est pas encore sur le point de périr, et si elle est en décadence, ce n’est pas l’opium qu’on doit en accuser.

L’opium a un antidote ; de même qu’on peut donner le sommeil, on peut aussi donner l’insomnie, et c’est un autre poison intellectuel dont les effets sont diamétralement opposés au premier : je veux parler du café. Le café a eu une fortune rapide, puisqu’il y a un siècle il était à peu près ignoré ; aussi, comme tous les parvenus, compte-t-il des détracteurs et des partisans ; mais ses partisans l’emportent, et il n’est guère de boisson plus répandue.

Tout le monde a pu juger des effets du café ; à certaines personnes il donne une excitation nécessaire au travail intellectuel. Chez d’autres cette excitation se traduit par une insomnie cruelle, en sorte que pour eux le café est un véritable poison qui les prive du plus précieux des biens. Pour peu qu’on en ait pris une dose un peu forte, il amène une agitation et une anxiété des plus pénibles, une sorte de fièvre d’activité, toute différente de l’activité paresseuse de l’opium, dans laquelle la volonté semble endormie et assister paisiblement aux ébats de l’imagination. Avec le café, l’imagination est à peine excitée, au contraire la volonté parait l’être. On veut aller vite, on ne peut achever tranquillement la lecture qu’on a entreprise, on ne tient pas en place. Si je ne craignais de paraître céder au plaisir de justifier une théorie, je dirais que les facultés volontaires et conscientes semblent surexcitées ; il y a comme un effort perpétuel de l’attention et de la mémoire, tandis qu’avec l’alcool, le hachich et l’opium, il y a comme un assoupissement de l’attention. Le café donne donc une véritable ivresse qui fatigue beaucoup plus que l’ivresse somnolente de l’opium, mais elle conduit au même résultat. En voulant trop faire, l’intelligence fait moins ; à