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qu’on a vu des malheureux abuser de cette substance au point qu’ils buvaient par jour jusqu’à un litre de ce laudanum, dont vingt gouttes constituent déjà une dose médicamenteuse très suffisante. Quand on en est arrivé à ce degré d’intoxication, l’opium est devenu un stimulant nécessaire : on ne peut plus s’en passer, et on est aussi malade par l’absence de laudanum que par un excès de ce poison. J’ai vu des malades à qui on faisait chaque jour des injections sous-cutanées de morphine, et qui avaient fini par supporter très bien jusqu’à un gramme de morphine par jour. Si par hasard on diminuait la dose, et à plus forte raison si on oubliait de leur faire l’injection, ils étaient pris d’accidens graves qu’il était facile de rapporter à leur véritable cause, l’absence du stimulant dont leur organisme avait pris l’habitude.

En Chine, l’opium est devenu un des besoins de la population, comme en Europe l’alcool et le tabac. La consommation de l’opium ne date pas de bien longtemps, et c’est peut-être la seule innovation que la Chine ait acceptée de l’Occident : il n’y a pas lieu de l’en féliciter. Il ne faut pas non plus féliciter les Anglais qui cherchent par toute sorte de moyens à propager une habitude qui leur est aussi lucrative qu’elle est funeste aux Chinois. Voici des chiffres montrant la progression constante qu’a suivie le commerce de l’opium : en 1798, 300 tonnes de 1,000 kilogrammes ; en 1863, 3,000 tonnes ; en 1866, 3,903 tonnes, et dans les dix dernières années la consommation a encore grandi dans de plus fortes proportions. Tout cet opium vient de l’Inde, et les fonctionnaires comme les négocians des Indes réalisent des bénéfices de plus en plus considérables, à mesure que l’usage de l’opium se répand.

Il y a des mangeurs, mais surtout des fumeurs d’opium. On met l’extrait d’opium dans une pipe à long tuyau ; en brûlant, l’opium se boursoufle, adhère aux bords de la pipe, et il faut à chaque instant introduire une aiguille dans la pipe même pour permettre le passage de l’air. De plus, comme l’opium ne brûle pas facilement, il faut avoir constamment une flamme à sa portée, celle d’une bougie ou d’une lampe par exemple, qui sert à empêcher la pipe de s’éteindre.

Le nombre des fumeurs d’opium est considérable ; mais ceux qui en abusent sont loin d’être les plus nombreux. Les plus riches mandarins, les commerçans les plus intelligens, fument l’opium comme les derniers des coulies ; c’est un plaisir analogue au plaisir du tabac chez nous, et qui ne fait guère plus de ravages, au moins parmi la classe aisée ; mais dans le peuple il n’en est pas ainsi. Il y a des établissemens spécialement consacrés à l’opium, des sortes de fumoirs où, moyennant une somme modique, on