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assassiné Duncan, il s’effrayait de l’insomnie que le remords allait lui donner. « Ne dormez plus, lui disait la conscience de son crime, Macbeth assassine le sommeil, l’innocent sommeil, le sommeil qui débrouille l’écheveau confus de nos soucis, le sommeil, mort de la vie de chaque jour, bain accordé à l’âpre travail, baume des âmes blessées, loi tutélaire de la nature, l’aliment principal du salutaire festin de la vie… » Avec l’opium, l’insomnie n’est plus à craindre ; au bout d’une heure, deux heures tout au plus, l’agitation douloureuse fait place à une excitation confuse qui devient elle-même cette somnolence lucide dont nous avons parlé. La douleur physique n’existe plus : les cruelles névralgies, les plaies douloureuses, les spasmes ou les contractures des muscles, l’anxiété fébrile de certaines maladies générales, les souffrances morales et physiques de l’alcoolisme, peuvent toutes être victorieusement combattues par l’opium. S’il est vrai que le rôle du médecin soit surtout de combattre la douleur, l’opium est une arme toute-puissante. Combien de fois, pour guérir, l’art n’est-il pas vaincu ? Devant un phthisique, devant un cancéreux, qu’y a-t-il à faire ? Nul ne pourra espérer triompher du mal ou même entraver ses progrès ; mais au moins, grâce à l’opium, on pourra donner, à ce malheureux qui souffre et qui va mourir, des nuits calmes et douces pendant lesquelles il oubliera ses souffrances. Aussi la médecine, qui dispose du chloroforme pour les opérations et, de l’opium pour les maladies, est si puissante contre toutes sortes de douleurs, que l’on pourrait presque dire qu’on ne souffre plus que parce qu’on y consent.

C’est ainsi que l’opium, poison de l’intelligence, est aussi un des modificateurs les plus énergiques de la sensibilité. On ne sait guère si c’est par une action sur le nerf qui transmet l’excitation ou sur le cerveau qui la perçoit ; mais, sans même procurer le sommeil, il a cette merveilleuse propriété de calmer l’excitabilité des nerfs et cet accroissement maladif de la sensibilité que les médecins ont nommé hyperesthésie. On a remarqué que lorsqu’il calmait l’hyperesthésie, il ne procurait pas le sommeil, en sorte qu’il semble épuiser toute sa puissance contre la douleur et qu’il ne lui en reste plus assez pour donner le repos. Chez les personnes qui souffrent de névralgies rebelles, l’opium apaise les souffrances, et il faudrait une dose plus forte pour amener le sommeil. Néanmoins n’est-ce pas assez que d’avoir calmé l’irritabilité d’un nerf malade ? Certains individus sont arrivés à ne plus pouvoir se passer d’opium, et ils pourraient en prendre des quantités formidables sans en ressentir l’action. C’est qu’en effet l’opium est en cela tout différent de l’alcool. L’alcool accumule ses effets sur le même individu : plus on a l’habitude de boire, plus l’ivresse survient vite. On ne s’accoutume pas à l’ivresse du vin ; on s’accoutume à celle de l’opium, et c’est ainsi