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ou une heure environ après qu’on a pris de l’opium, on ressent une légère excitation, (un sentiment général de vivacité et de satisfaction, qui est bientôt remplacé par une véritable somnolence, et un état de rêvasserie plutôt que de rêve. On éprouve un certain plaisir à s’abandonner, et on se laisse envahir par une douce torpeur ; les idées deviennent des images qui se succèdent rapidement, sans qu’on veuille faire d’effort pour en changer le cours. Tant que l’intoxication n’est pas profonde, cet effort est encore possible. On sent qu’on va s’endormir, mais que si on voulait secouer sa paresse, on pourrait triompher du sommeil. Peu à peu cependant les jambes deviennent de plomb, les bras retombent presque inertes, les paupières appesanties ne peuvent plus rester soulevées. On rêve, on divague, et néanmoins on ne dort pas : la conscience du monde extérieur qui nous environne n’a pas disparu. Les bruits du dehors, le tic-tac de la pendule, le roulement des voitures, sont obscurément perçus ; mais il semble que tous ces bruits nagent dans le brouillard, et qu’une autre personne soit à les entendre. Le moi actif, conscient, volontaire, n’existe plus, et on s’imagine qu’un autre individu est venu le remplacer. Peu à peu tout devient plus vague, des idées se perdent dans une brume confuse, on est devenu tout immatériel, on ne sent plus son corps, on est tout pensée ; cette pensée va voltigeant pour ainsi dire, de plus en plus brillante, mais aussi de plus en plus confuse. Puis le monde extérieur disparaît ; il n’y a plus qu’un monde intérieur, quelquefois tumultueux, délirant et provoquant une agitation fébrile, quelquefois au contraire, et le plus souvent, calme et tranquille, s’abîmant dans un délicieux sommeil. Ce qui fait le charme de ce sommeil, c’est qu’on se sent dormir. C’est un sommeil intelligent et qui se comprend lui-même. Aussi les heures passent-selles avec une merveilleuse rapidité. Le matin surtout, à cette heure où l’opium parait avoir épuisé son action, tandis qu’en réalité il a conservé toute sa force, le sommeil a un charme incomparable. L’intelligence, dégagée de tout lien terrestre, semble régner dans un monde d’idées tranquilles et sereines. C’est là une ivresse toute psychique, bien supérieure à celle de l’alcool et à celle du hachich, car, si le hachich donne pour quelques heures la folie, l’opium donne le sommeil, et il n’y a pas de bienfait comparable à celui-là.

Il faut avoir souffert de l’insomnie pour apprécier l’opium ce qu’il vaut. Entendre successivement passer toutes les minutes de la nuit au milieu d’un silence écrasant, se retourner sur sa couche, ébaucher des idées confuses sans pouvoir en approfondir une seule, lutter contre une agitation invincible que la lutte ne fait qu’accroître, est un supplice que l’on ne peut comprendre si on ne l’a éprouvé. Macbeth s’en rendait bien compte, quand, après avoir