Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

complète ; alors aussi il y a délire, et délire furieux. À cette dose, le hachich a ses dangers, quoique je ne croie pas qu’un seul cas de mort ait été signalé en Europe. Cependant on a vu dans quelques circonstances le délire persister pendant plusieurs jours et prendre des proportions inquiétantes. Comme d’ailleurs, quand on prend du hachich, on ne sait jamais précisément quelle dose de substance vraiment active on absorbera, il est prudent de se faire surveiller par quelqu’un qui doit conserver toute sa raison, et il en aura besoin pour empêcher ses amis de se jeter par la fenêtre, car on se sent si léger et si alerte qu’on croit volontiers posséder des ailes, et on serait victime de cette illusion. Outre cette forme de délire qui est assez commune, il en est encore beaucoup d’autres aussi bizarres qu’on peut l’imaginer et pouvant, à un moment donné, entraîner de graves conséquences.

En Orient, le hachich est d’un usage très général. Presque toujours on le fume dans de grandes pipes qui passent à la ronde. La fumée en est fort agréable, et exhale une odeur aromatique particulière. Lorsqu’au Caire ou à Damas on entre dans certains cafés arabes, on sent cette odeur pénétrante qui prend à la gorge, et qui enivre doucement même ceux qui ne fument pas. À cette faible dose, le hachich procure une sorte de somnolence, pendant laquelle les objets extérieurs prennent des aspects fantastiques, et passent comme un rêve devant l’intelligence engourdie. La musique monotone et nasillarde berce doucement dans ce sommeil. Aux murs sont figurées grossièrement des formes bizarres, bleues ou rouges, de chameaux, de bonshommes grotesques, de karagheuz, ou même simplement des lignes, des carrés, des triangles entrecroisés. Pour les fumeurs, ces dessins rudimentaires éveillent des illusions délicieuses, et ils se croient transportés dans le paradis de Mahomet : cependant, pour charmer par des contes l’oisiveté des assistons, un chanteur psalmodie un long récit, moitié religieux, moitié héroïque, ce récit est composé de couplets, et entre chaque couplet, la musique recommence son rhythme interminable. Parfois un des fumeurs se lève en titubant, et, en hurlant, s’extasie sur un objet fantastique qu’il vient d’apercevoir dans son ivresse, et exalte le bonheur de l’ivresse par le hachich. Tous les autres se mettent alors à rire bruyamment, et aussitôt, avec ce profond sentiment religieux qui n’abandonne jamais les Orientaux, et qui est inconnu chez nous : Qu’Allah soit avec toi ! Louange à Allah ! disent-ils à celui qui a parlé. Souvent le chanteur, désireux de partager le bienfait commun, demande à fumer à son tour ; on lui passe la bienheureuse pipe, et c’est avec délices qu’il en aspire quelques bouffées : parfois même, pour égayer l’assistance, il fait, en fumant ainsi, des gestes grotesques dont se pâment d’aise tous