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toutes ces sensations, je ne saurais mieux faire que de renvoyer aux pages brillantes que Théophile Gautier, grand amateur de hachich, lui a consacrées dans le récit intitulé le Club des Hachichins.

Après Théophile Gautier, tout essai descriptif serait périlleux ; aussi nous contenterons-nous d’insister sur un autre point psychologique. Supposons que l’illusion soit plus puissante que dans tous les exemples précédens ; au lieu d’être un simple trouble de la perception, elle deviendra l’origine d’un trouble de la conception. Dans la vie ordinaire, les impressions extérieures éveillent en nous des idées multiples ; outre l’association des idées entre elles, il y a l’association des impressions avec ces idées : par exemple une saveur, une odeur, un bruit, font naître une infinité de conceptions qui se succéderont suivant le sens qu’il nous plaira de leur donner. Ici encore la faculté de l’attention subsiste tout entière ; grâce à elle, nous pouvons entraver l’essor des conceptions que provoquent une saveur, une odeur ou un bruit. Souvent, quand l’attention est fixée sur un autre objet, nous n’entendons rien, nous ne voyons rien de ce qui se passe au dehors : en réalité, nous entendons et nous voyons ; mais immédiatement, sans même que nous en soyons avertis, la volonté et l’attention éliminent et détruisent cette sensation nouvelle, en sorte qu’elle passe dans l’intelligence sans y laisser de trace. Avec le hachich, grâce à la perte de la volonté, grâce aussi à l’intensité des perceptions et à l’excitation cérébrale qui nous a envahis, une impression extérieure fait naître une série de conceptions délirantes : rien ne peut plus y mettre un frein. De même qu’une pierre tombant du haut d’une montagne ne peut être arrêtée dans sa chute et rebondit de roc en roc en entraînant avec elle des avalanches de neige et de poussière, de même une sensation va en grandissant et se transformant dans ce mystérieux laboratoire des facultés intellectuelles. Ainsi par exemple, pendant le sommeil, la piqûre d’une épingle nous fait rêver qu’on nous poignarde dans les circonstances les plus bizarres, et un ébranlement du lit nous fait songer non-seulement à un tremblement de terre, mais à tout ce qui s’y rattache. Je pourrais citer des exemples analogues pour le hachich. Les élancemens qu’on ressent dans les membres et dans le dos sont souvent le point de départ d’une foule d’idées absurdes. Un jour, à l’hôtel Pimodan, je crois, M. X… se trouvait à table ayant pris du hachich. Derrière lui était suspendue une gravure reproduisant ce magnifique tableau de Salvator Rosa qui est au Louvre et qui représente une bataille. Au premier plan est un grand cheval blanc et noir, dont on aperçoit en pleine lumière la croupe vigoureuse, et qui se redresse brusquement devant la lance d’un milicien. A un moment, M. X… ressentit un élancement douloureux dans le cou,