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hachich, elle devient d’une netteté surprenante. Tout aussi étonnante est l’illusion de la vue qui nous fait paraître immenses des distances fort courtes ; je ne sache pas que cette illusion ait été observée dans d’autres conditions que l’empoisonnement par le hachich, et je ne saurais guère en donner d’explication rationnelle. La description même en est assez difficile. L’illusion fait qu’un pont, une avenue, paraissent n’avoir pas de fin et se prolonger à des distances inouïes, invraisemblables. Quand on monte un escalier, les marches semblent s’élever jusqu’au ciel. Un fleuve dont on aperçoit la rive opposée paraît aussi large qu’un bras de mer. Vainement on se rend compte de l’erreur dont on est victime. Le jugement ne peut rectifier cette apparence, et on dit : voilà un pont qui a 100 mètres, mais il me paraît aussi long que s’il avait 100,000 mètres.

Outre ces deux illusions de l’espace et du temps, qui sont très tenaces et persistent souvent plus de vingt-quatre heures après l’ingestion du poison, il y a d’autres illusions aussi étranges qu’on pourra le supposer. Au contraire, les hallucinations sont rares, quoique M. Moreau en ait observé un remarquable exemple.

La distinction entre l’illusion et l’hallucination est parfois assez difficile à faire, mais il existe cependant une différence entre ces deux manifestations morbides de l’activité psychique. Quand un aliéné voit à côté de lui un spectre qui marche et qui parle, c’est une hallucination. Si au contraire quelqu’un, la nuit, dans une forêt sombre, devant un tronc d’arbre à formes étranges, croit reconnaître un spectre, c’est une illusion. L’illusion suppose une sensation vraie dont la perception est exagérée et fausse, tandis que l’hallucination arrive spontanément sans qu’une sensation préalable soit nécessaire pour l’éveiller. Or, dans le hachich, les sensations sont tellement exagérées qu’elles donnent lieu à des illusions innombrables. Les personnes qui sont autour de nous prennent des figures grimaçantes, semblent nous railler, nous mépriser. On lit sur leurs traits la terreur, la colère, le mécontentement, tous sentimens qu’en réalité ils sont loin d’éprouver, et, par une bizarre illusion, nous croyons voir changer à chaque instant les visages grimaçans qui nous entourent. Le plus léger bruit retentit avec fracas, ce sont des chutes d’eau, des cataractes monstrueuses, des fanfares ou des harmonies éclatantes. Quelques notes de musique deviennent un concert aux accords célestes qu’on écoute avec recueillement ou avec passion. J’ai vu des gens ordinairement assez peu sensibles à la musique être plongés, par quelques sons musicaux, dans un état de béatitude indescriptible, tout à fait semblable à l’extase qu’on décrit dans les livres saints ; le cerveau est dans un état d’éréthisme tel que la moindre excitation venant du dehors le fait, pour ainsi dire, vibrer tout entier. D’ailleurs, pour décrire