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conçue qu’elle s’était traduite malgré moi, sans moi, pour ainsi dire, par un geste extérieur et des paroles exprimant ce que j’éprouvais ; mais aussitôt, reprenant mes sens, je fus tout honteux de mon emportement, et je ne sais, à vrai dire, ce que pensent encore de moi ceux qui ont assisté à cette fâcheuse scène. Certes je ne me serais pas exposé à une semblable inconvenance, si j’avais pris une dose plus forte de hachich, car alors on comprend très bien qu’on n’est plus son maître. Il se fait une sorte de dédoublement de la pensée, grâce auquel on se rend compte qu’on n’est plus l’acteur conscient et volontaire des paroles qu’on dit ou des gestes qu’on fait. On se méfie de soi-même, on a peur de sa pensée. Aussi a-t-on hâte de se soustraire au public, on veut être seul ou avec des personnes intimes pour ne pas se donner en spectacle. Un de mes amis ayant pris une certaine quantité de hachich s’agitait convulsivement et demandait avec instance à être ramené chez lui. « Je ne sais pas ce que je ferais, disait-il ; je pourrais faire des sottises. » Chaque fois que sa lucidité lui revenait, cette crainte, assez justifiée d’ailleurs, s’imposait à lui de nouveau. Cette conscience de l’impuissance de la volonté se retrouve aussi dans certains cas pathologiques, et assez souvent les médecins des asiles d’aliénés voient venir à eux des malheureux qui les supplient de les enfermer, disant qu’ils sentent leur folie revenue et qu’ils pourraient se livrer à quelque acte funeste.

Ces phénomènes psychiques ne sont cependant pas les plus caractéristiques du hachich. Il y en a deux autres, qu’on ne retrouve qu’incomplètement dans toutes les autres intoxications, c’est l’altération des notions de temps et d’espace. Le temps paraît d’une longueur démesurée. Entre deux idées nettement conçues, on croit en concevoir une infinité d’autres, mal déterminées et incomplètes, dont on a une conscience vague, mais qui remplissent d’admiration par leur nombre et leur étendue. Il semble donc que ces idées sont innombrables, et, comme le temps n’est mesuré que par le souvenir des idées, le temps paraît prodigieusement long. Par exemple, imaginons, comme c’est le cas pour le hachich, que dans l’espace d’une seconde nous concevions cinquante pensées différentes ; comme en général pour concevoir cinquante pensées différentes il faut plusieurs minutes, il nous semblera que plusieurs minutes se sont passées, et ce n’est qu’en faisant à l’inflexible horloge qui nous marque les heures la constatation régulière du temps écoulé que nous nous apercevrons de notre erreur. Avec le hachich, la notion du temps est complètement bouleversée, les secondes sont des années et les minutes des siècles ; mais je sens l’insuffisance du langage à exprimer cette illusion, et je crois qu’on ne la