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dans toutes les directions. L’idée succède à l’idée avec une rapidité vertigineuse. Les pensées vont, viennent, se pressent en désordre, sans lois apparentes, en réalité suivant les lois fatales de l’association des idées et des impressions. On parle avec agitation, presque avec fureur, et on s’étonne de voir autour de soi des personnes ne partageant pas l’ivresse qu’on ressent : on s’indigne de la lenteur de leurs conceptions. En vain on voudrait exprimer tout ce qu’on éprouve, le langage n’est pas assez rapide pour rendre la rapidité de la pensée. Les idées, tristes ou joyeuses, fières ou humbles, généreuses ou lâches, sont toujours exagérées. Comme dans l’ivresse, on ne connaît plus les bornes et ces justes limites

Quos ultra citraque nequit consistere rectum.

De même que les médecins disent en parlant d’un tissu qui a augmenté de volume et d’épaisseur qu’il est hypertrophié, de même on pourrait dire qu’il y a hypertrophie des idées. Ce qui à l’état normal nous causerait un léger ennui devient une douleur écrasante qui nous fait verser des larmes, et nous apitoyer sur notre sort. Les choses les plus simples deviennent des effets de théâtre, et c’est avec des accens tragiques qu’on annonce qu’il est tard ou qu’il fait du vent. Toutes ces billevesées donnent une joie enfantine qu’on ne cherche pas à dissimuler. On passe du rire aux larmes sans transitions. L’amour-propre s’exagère au point qu’on a toujours peur d’apercevoir le mépris sur les figures des assistans, et cependant on est tenté de les mépriser pour leur ignorance, tant l’homme qui a pris du hachich est devenu supérieur aux autres hommes.

Ainsi, sans parler encore des altérations des sensations, la personne morale est complètement transformée. Je ne sais si on a déjà remarqué à quel point tous ces phénomènes ressemblent à ceux qu’on observe dans l’hystérie. En général, les femmes hystériques sont fort intelligentes ; elles ont des conceptions brillantes, une imagination vive et féconde ; mais, quelque élevée que soit leur intelligence, elle est défectueuse pour deux raisons principales, l’exagération des sentimens et l’absence de volonté. Or ce double caractère se retrouve également dans le hachich.

L’exagération des sentimens fait que pour les hystériques comme pour les personnes qui ont pris du hachich, toutes les idées, tous les sentimens sont démesurés ; la joie aussi bien que la tristesse. Leur amour-propre est exalté à ce point qu’on ne peut faire sans les blesser amèrement la plus petite remarque. Souvent même elles prennent pour une offense une observation qui n’a rien d’offensant. Elles tendent à dramatiser la vie. L’existence régulière, simple, que la nécessité des faits leur impose, ne les empêche pas de