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c’est ainsi qu’on voit le Styx roulant au milieu de roches claires colorer ses flots de la nuance de son lit, qui est sombre. Le nom de « fleuve noir » n’a donc rien d’imaginaire, il exprime un fait très réel et qui explique peut-être à lui seul cette superstition des anciens, qui faisaient du Styx le fleuve de la Mort.

Mes compagnons et le médecin, inquiets de notre retard, nous attendaient sur le chemin ; il était plus de dix heures. Nous arrivâmes enfin à la maison, où, sans avoir le courage de me sécher, je m’endormis aussitôt. — Au milieu de la nuit, le médecin nous éveilla. — Puisque vous voulez partir si vite, dit-il, il est temps ; les chevaux sont sellés, une heure a déjà sonné. — Notre excursion était terminée ; nous trouvâmes les chevaux et les agoyates rangés dans la cour, au clair de la lune, dessinant autour d’eux de grandes ombres, et pendant que notre hôte nous adressait encore de la main de tristes adieux, nous suivions tout engourdis la route bordée de saules et de grands châtaigniers que nous avions parcourue le matin ; elle s’étendait maintenant ombragée ou toute blanche à la clarté de la nuit, et le pas pressé de nos chevaux, les aboiemens des chiens de garde éveillés sur notre passage troublaient seuls le silence du petit village endormi.

Bientôt nous abandonnâmes la route pour nous diriger vers le nord, suivant le cours du Crathis, qui sert de chemin jusqu’à la mer. Je devais me séparer de mes compagnons ; ils allaient à Corinthe, je retournais à Aigion ; au point du jour, nous nous quittâmes. Un vieux Grec, notre guide, resta seul avec moi, prit à son tour un autre chemin pour gagner Phtéri, son village, au pied du Mavrithioti. Je m’arrêtai de mon côté, dans la matinée, à Diakophto, petit bourg assez riche, où je trouvai des gens que je connaissais et qui m’accueillirent bien. Après quoi, sans attendre le soir, je repris le sentier qui serpentait au bord du golfe, au milieu de rochers moussus au-dessous desquels je voyais la mer à mes pieds, toujours limpide et bleue. Dans l’après midi, sous un soleil de plomb, qui m’ôtait jusqu’à la faculté de penser, je traversais ces plaines fertiles qui s’étendent au sud de Théméni ; tout semblait engourdi dans une même torpeur. Seul un essaim de grosses mouches criardes s’agitait sans cesse autour de moi ; j’allais les yeux fermés, la tête basse. A cinq heures, j’entrais dans les rues de la tranquille Aigion, qui s’éveillait à peine du sommeil de la sieste.


PAUL D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.