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s’interrompait, étonné de l’attitude recueillie que nos visiteurs avaient prise, le prohygoumène le supplia de continuer. Il n’avait jamais entendu de musique européenne, et l’harmonie de ces couplets vulgaires, qu’il prenait pour des cantiques pieux, le surprenait autant que s’il eût entendu parler une langue inconnue. La soirée se passa de la sorte ; il fut impossible de faire lâcher pied à aucun de nos visiteurs, et malgré l’épouvantable cacophonie que nous arrivâmes à produire en hurlant tous les quatre chacun un air différent, les moines restèrent toujours fervens, toujours attentifs, jusqu’à ce que époumonés, tombant de fatigue, nous renonçâmes à les lasser : ce fut notre silence qui les fit partir.

Cette chambre, où ils nous laissaient enfin libres de coucher, avait pour tout meuble une table ; autour des quatre murs courait un divan assez large où nous nous étendîmes tout habillés les uns à la suite des autres. En moins d’un quart d’heure, nous nous sentîmes envahis dans l’obscurité par une telle quantité de puces et de punaises, vermine éclose dans le divan, que nous nous retrouvâmes tous les quatre sur pied au milieu de la chambre. Après avoir secoué par la fenêtre nos vêtemens littéralement noirs d’insectes, nous tirâmes la table à la courte paille : le plus heureux coucha dessus, les autres installés tant bien que mal dessous. Dans le courant de la nuit, n’y pouvant plus tenir, je voulus sortir un peu, marcher, chercher de l’air ; les moines nous avaient enfermés. Ce n’est qu’à la pointe du jour qu’un moinillon, répondant à nos cris et au bruit que nous faisions, vint enfin nous ouvrir la porte.

Il est difficile de peindre l’aspect nouveau, plus répugnant encore, que présentait l’intérieur du couvent au matin : des têtes blafardes, les cheveux en désordre, les yeux à demi fermés et sans regard, apparaissaient glissant dans l’ombre de l’escalier, éclairé par leurs cierges : c’étaient le plus souvent des enfans en robe bleue, des jeunes gens que les moines emploient comme domestiques et qui commençaient leur insipide journée. Quand ils passaient devant notre chambre, les lueurs indécises de l’aube donnaient à leur visage une teinte livide : les lèvres pâles, les yeux rougis, les mains longues et maigres pendant le long du corps, ils allaient sans tourner la tête, présentant déjà dans leur regard, dans leur sourire, par leur démarche honteuse sous une enveloppe malpropre, les germes de tous ces vices que la Grèce flétrit du nom de coutumes turques.

Nous nous hâtâmes de descendre et de faire seller nos chevaux. Le prohigoumène vint nous rejoindre en courant : il avait peur que nous partissions sans payer. Nous nous plûmes à débattre avec lui le prix de son hospitalité ; le matin lui avait rendu toute sa présence d’esprit ; plus féroce qu’un aubergiste suisse, il n’écoutait rien