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ressentions en sa présence ce sentiment de dégoût et d’indéfinissable malaise qu’on éprouve en face d’une nature foncièrement basse, à la fois vicieuse et inintelligente, qui puise son unique ressort dans l’astuce et ne connaît d’autre but que la satisfaction de son intérêt. Il était d’une taille élevée et paraissait encore dans la force de l’âge, bien qu’un embonpoint malsain alourdit sa démarche ; sa figure, à demi cachée sous une barbe grisonnante et de longs cheveux plats, présentait un profil correct, mais la peau jaunie et gonflée sous la graisse détruisait la régularité de ses traits. Il n’aurait jamais paru qu’insignifiant avec son sourire obséquieux et sa parole qu’il avait rendue doucereuse, sans des yeux qui le trahissaient malgré lui : deux yeux de chat, verts, glauques, à la pupille dilatée. De gros sourcils gris leur faisaient parfois une ombre, et on ne distinguait plus sous la paupière qu’une lueur fauve ; mais quand ces yeux s’ouvraient, ils révélaient successivement et jusqu’au fond tout ce que cachait ce corps maladif.

La pensée de cet étrange personnage, nous l’apprîmes plus tard, par les conversations indiscrètes de quelques moines jaloux : il était ambitieux du pouvoir. Tout en lui s’agitait et rampait sans cesse à la poursuite de ce but, et il allait, couvrant d’un éternel voile d’hypocrisie ses moindres actes, jusqu’à ce qu’il pût se croire enfin arrivé au dénoûment de cette pitoyable comédie. Son frère était supérieur du monastère ; au moment où couvait le feu des élections, l’avant-veille de notre arrivée, quelques jours avant le voté ; il était tombé subitement malade. Le prohigoumène avait voulu prendre sur lui seul de le soigner, et sous ce prétexte le tenait enfermé, séparé du monde, tandis que, faisant pressentir sa mort, il travaillait sourdement à le renverser et à lui succéder. Nous ne sûmes jamais le dénoûment de ce vilain drame, mais quand nous insistâmes le lendemain matin pour saluer avant notre départ l’higoumène, que nous n’avions pas pu visiter, chacun des moines nous renvoyait à son frère, qui refusa toujours en disant : « Il souffre, il ne faut pas qu’il parle ; » et il agissait prudemment : la vue d’un être humain aurait été pour le malade un secours inespéré, et bien qu’étrangers au monastère, nous aurions pu nous faire l’écho de ses plaintes.

Le prohigoumène à peine entré, sans paraître se soucier de l’ennui marqué que nous éprouvions à le revoir, s’était assis et demandait des renseignement sur nos coutumes, qui, disait-il, l’intéressaient vivement. L’un de nous, impatienté, s’était levé et chantonnait en marchant de long en large : les moines se turent peu à peu, le silence se fit, mais nous n’étions pas maîtres de la place ; leur silence était de l’admiration. Notre compagnon avait commencé je ne sais quel refrain d’une chansonnette parisienne, et comme il