Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maisons semblaient désertes, le village inhabité. Les portes et les fenêtres étaient hermétiquement fermées, aucun bruit ne troublait le silence du soir, et je me sentis rempli d’une impression de tristesse profonde à la vue de la misère et de la malpropreté qui régnaient partout. Des linges noirs, des hardes informes séchaient, suspendus d’une fenêtre à une autre ; la terre du chemin était semée de débris de toute sorte et d’ordures accumulées.

Le cœur plein de dégoût, incertain de ce que je devais faire, je me décidai à appeler. Personne ne répondît. Un instant, je crus que tout le couvent s’était barricadé à l’approche de l’étranger et qu’il me faudrait retourner de nuit à Aigion ou à Taxiarque. Je donnai de mon fusil quelques coups contre une porte ; deux têtes de femmes à la mine sauvage et renfrognée apparurent, pour se retirer aussitôt. J’avançai vers une autre maison, et comme j’allais appeler de nouveau, je vis sortir d’un jardin un être informe, hideux, que je pris d’abord pour je ne sais qu’elle bête fantastique : c’était une vieille femme complètement nue. Des cheveux ternes, d’un noir mat, tombaient en désordre sur son corps, si sale et si brûlé qu’il avait la couleur d’une orange ; sa figure, contractée par un sourire répugnant et coupée de mille rides, montrait des yeux presque fermés, malades, sans cils, aux paupières rouges. Sa bouche, pendante, cachait un menton fuyant et semblait tomber sur sa poitrine abattue ; elle poussait en remuant la tête une sorte de grognement inintelligible et se dandinait en plein soleil, sans me voir, tenant de chaque main des débris de vaisselle qu’elle frappait l’un contre l’autre. Mon premier mouvement fut de prendre la fuite, et j’eus peur ; mais deux femmes, qui avaient sur celle-ci l’avantage d’être vêtues, sortirent après elle, et, la poursuivant à coups de bâton, la firent rentrer au logis : c’était une folle.

J’avais compris d’après l’accueil que l’on m’avait fait qu’aucune femme ne consentirait à me parler, encore moins à me donner un abri ; je songeais que je m’étais embarqué dans une mauvaise affaire quand je pensai qu’il devait y avoir au moins un aumônier pour l’église de cet étrange couvent, et que lui seul pourrait me tenir en aide. Une des calogriai (religieuses, littéralement bonnes vieilles), plus traitable, voulut bien m’indiquer du doigt sa maison.

Le prêtre n’était pas rentré ; ses filles, deux enfans qui m’avaient ouvert la porte, allèrent le prévenir qu’un étranger l’attendait ; il accourut aussitôt, et je n’ai pas oublié l’accueil qu’il me fit. C’était un homme de trente ans, grand, très maigre ; sa figure, longue et osseuse, en partie couverte par une barbe et des cheveux roux, trahissait les fatigues et les privations d’une existence d’ascète. Ses yeux bruns, au regard timide comme celui d’un enfant, exprimaient