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bataille de Bull’s Run. L’opinion publique, mal renseignée par le gouvernement, considérait cette première bataille rangée comme indécise, lorsque parut un extra du Herald annonçant que les troupes fédérales avaient été battues complètement et donnant une liste complète et nominative des tués et des blessés.

Les bureaux du ministère de la guerre furent assiégés par une foule inquiète. Le ministre fit répondre qu’il n’avait pas de détails et ne comprenait pas comment le New-York Herald avait pu en donner d’aussi complets. Accusé hautement de connivence avec l’ennemi et de publication de nouvelles fausses, Bennett provoqua la nomination d’une commission d’enquête. Il mit sous les yeux des membres les lettres et dépêches de ses correspondans, les listes partielles envoyées par eux, soigneusement contrôlées ; il dépouilla et résuma devant eux le travail énorme de son bureau spécial où s’agitait jour et nuit une armée d’employés ; il les congédia émerveillés et parfaitement édifiés sur l’authenticité des pièces et sur la manière dont il se les était procurées. Le ministre de la guerre constata officiellement ce résultat et écrivit à M. Bennett pour le remercier et le féliciter de ses efforts patriotiques.

La circulation du Herald doubla presque instantanément, et l’on vit pendant toute la durée de la guerre ce curieux spectacle d’un journal renseignant le public et l’administration elle-même sur la marche, les revers et les succès de ses troupes, devançant les informations officielles, osant dire toute la vérité dans les circonstances les plus critiques. Ce fait constate combien est entière la liberté de la presse aux États-Unis : aucune entrave administrative, aucune loi spéciale ne la limite. Si ce régime, ou plutôt cette absence de régime, offre des inconvéniens, il présente aussi d’immenses avantages ; c’est à lui que les États-Unis ont dû de s’affranchir du joug de l’Angleterre, c’est à lui aussi qu’ils sont en partie redevables de leur prospérité de 1775 à 1861. Pendant la crise terrible de la guerre de sécession, ils lui ont dû de connaître toute la vérité, de mettre leurs efforts à la hauteur du péril. Lorsque le président Lincoln fit le premier appel de 75,000 hommes pour briser la résistance du sud, les journaux dénoncèrent cette levée comme insuffisante. « trois cent mille hommes ne suffiront pas, » osèrent-ils dire. Pendant la guerre, nous les voyons railler le prétendu mouvement tournant de Mac-Clellan. « Appelons les choses par leur nom, disait le New-York Herald, ce prétendu mouvement est une retraite devant des forces supérieures. » Constamment tenue en éveil, surexcitée par la presse, l’opinion publique ne s’égara pas : elle entendit la vérité et sut la comprendre ; elle ne s’endormit pas dans ce calme menteur d’où un peuple ne sort qu’exaspéré contre