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on l’a vu et comme l’a écrit Palissot, Fréron avait reçu de la nature, avec beaucoup d’esprit, un caractère facile et gai et des mœurs très douces, il faut admirer que les hommes n’aient pas détruit chez lui cette belle égalité d’humeur, cette rare et forte complexion, et prouvé une fois de plus, dans la personne d’un adversaire de Rousseau, la vérité des théories sociales du philosophe genevois ; mais la santé du critique, depuis longtemps dérangée par des excès de table, était gravement atteinte. Dès 1773, le bruit avait couru que Fréron était mort. On se figure l’allégresse de Voltaire à cette nouvelle : il fait toujours bon survivre aux gens que l’on déteste ; c’est la seule vengeance que nous laisse la constitution de notre société civilisée. Fréron pourtant ne mourut que trois ans plus tard, dans les premiers jours du mois de mars de l’année 1776. Le roi Stanislas, la reine Marie Leczinska, le dauphin, la dauphine, presque tous ceux qui lui avaient fait du bien n’étaient plus. Le crédit des encyclopédistes et de la cabale de Voltaire grandissait chaque jour, et déjà la philosophie gouvernait le royaume. Il parait que la suppression de l’Année littéraire avait été décidée en haut lieu pour 1776. Fréron reçut cette nouvelle à la Comédie. Il avait copieusement dîné, à son ordinaire ; il suffoqua, chancela et tomba, on peut le dire, à son poste de critique, devant cette arène de la scène française où il avait été juge de tant de luttes glorieuses pour l’esprit humain. Il râlait quand on l’emporta de la Comédie. Pendant ce temps, Mme Fréron était à Versailles, aux genoux de Mesdames de France ; elle priait, suppliait ces princesses de ne pas souffrir qu’on ordonnât la suppression des feuilles de son mari. Elle triompha de l’insensibilité et de l’égoïsme de ces vieilles filles ; elle lès toucha, les intéressa ; l’Année littéraire était sauvée. En effet, ce recueil a continué de paraître durant de longues années encore ; mais celui qui l’avait fondé n’y devait plus écrire. Quand Mme Fréron revint à Paris, le laborieux critique était déjà délivré de l’existence et entré dans la paix éternelle.


JULES SOURY.